Pourquoi faut-il que Venise, algue sucrée, bois humide et suri, sente la nécropole, alors que Naples, si funéraire, pète de santé ?
Si j’avais à risquer une réponse, je dirais que l’idolâtrie napolitaine, fusionnant culte des images et culte des morts, ce qui fut la prime fonction du regard, fait communiquer les corps et leurs ombres, avec une affectueuse et douce familiarité. La volupté, l’abondance des formes, tendre magie, assouplit le macchabée, pose un sourire sur la grimace, fusionne Éros et Thanatos. D’où le renversement des rôles : l’exhibition napolitaine du cadavre excite au plaisir ; les liesses vénitiennes ont goût de cendres. Comme si cette façon de faire glisser la carne hors du champ visuel, réflexe de conservation à courte vue, à courte vie, servait, contre toute attente, la cause du nihilisme.
À Naples, où les anges de pierre sont souvent graves, je redeviens idolâtre. Comme un enfant, un contemporain d’Homère, un pèlerin du Moyen Âge. Tout prêt à accourir, à me pelotonner dans les bras des Vierges vermeil et des saints en argent mat, à me cacher sous leur chemise d’émeraudes et de diamants. J’y crois. À l’Image-mère. Pourquoi ? Parce que les Napolitains y croient eux-mêmes. Ex-voto, talismans, amulettes. Ils trépignent à la Saint-Janvier, devant le reliquaire à la fiole de sang noir. Ils se signent à tout bout de champ, allument des cierges, interpellent les petites icônes dans leur niche, en pleine rue (y compris un chromo de Marilyn en Sainte Vierge : une main mystérieuse, m’a-t-on dit, renouvelait chaque semaine, sur le rebord de la niche en plein carrefour, violettes et pensées).  

Extrait de Contre Venise, © Éditions Gallimard, 1995

 

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