Sans égards, sans pitié, sans scrupule,
ils ont élevé de hautes murailles autour de moi.

Et maintenant, je ne fais rien ici que me désespérer.
D’un tel destin la pensée m’obsède et me ronge ;

car j’avais beaucoup de choses à faire dehors.
Pendant qu’on bâtissait les murs, ah, que n’ai-je pris garde.

Mais jamais je n’ai entendu le bruit des maçons ni leur voix.
C’est à mon insu qu’ils m’ont enfermé hors du monde.

 

On parle beaucoup d’érotisme dans la littérature contemporaine, en oubliant de parler des corps. Comme si le cerveau avait remplacé la peau, le fantasme la réalité des doigts. Toute l’œuvre du poète alexandrin Constantin Cavafy est traversée par le souvenir d’étreintes homosexuelles furtives. Ses vers enregistrent la violence du désir, tamisée par le passage du temps. Les exigences de son art se sont façonnées dans une jeunesse dissolue, que l’âge a polie d’une sensualité austère. Car le poète s’est refusé à publier l’essentiel de ses textes de son vivant : moins de deux cents poèmes au total, qui ont marqué la littérature contemporaine. Parmi ceux-ci, Murs est daté de sa trente-troisième année. Cavafy y décrit un enfermement « hors du monde », tout en questionnant la responsabilité du narrateur. La simplicité des vers ne doit pas nous cacher la sophistication de la construction, fondée sur une alternance entre présent et passé, l’opposition du je à un ils/on indistinct. Et sur une concision trompeuse. Car la puissance du propos tient à la multiplication des termes proches. De subtiles variations entre « sans égards », « sans pitié » et « sans scrupule », ou « m’obsède » et « me ronge ». De quoi mimer à la fois le désarroi du narrateur et apporter des précisions qui semblent nées de la vie même. Ce poème nous fait partager l’expérience sensible de la liberté perdue, de l’existence non vécue. Méfions-nous de la peur qui brouille la conscience de nos propres désirs. « Qui craint de souffrir, il souffre déjà de ce qu’il craint », nous mettait en garde Montaigne. 

 

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