Le bio fait-il automatiquement du bien ?

Matthieu Allez : Disons d’abord que la nourriture est une dimension essentielle de la vie. D’une vie de bonne qualité. Or, depuis un siècle, notre façon de nous alimenter a été bouleversée. C’est un phénomène quasiment mondial. À l’échelle de l’évolution humaine, les corps humains ne peuvent pas suivre. Par exemple, on s’est mis à réfrigérer notre alimentation dans les années 1950. C’est une révolution qui a notamment une conséquence : les aliments conservés à basse température ne sont pas recouverts des mêmes espèces microbiennes que ceux qui sont conservés à température ambiante. Par ailleurs, nous avons industrialisé l’agriculture pour pouvoir nourrir la population mondiale. Ce développement a conduit à utiliser des pesticides, des additifs, finalement à manipuler l’agriculture et l’élevage pour augmenter la production.

Savez-vous pourquoi on a commencé à donner des antibiotiques aux vaches ? Parce que des vétérinaires s’étaient rendu compte qu’elles grossissaient plus vite. C’est un processus qui n’a cessé d’évoluer vers l’hyperindustrialisation. Le bio vient contester cette course en avant hors de contrôle. Le bio est le signe d’une prise de conscience. L’idée est bonne. Maintenant, comme toujours, il peut y avoir des dérives.

Alain Passard : Personne aujourd’hui ne peut se revendiquer complètement bio. Dans mes trois jardins, nous avons une main 100 % naturelle. Mais, avec la nappe phréatique, on en prend par en dessous ; avec les pluies on en prend par au-dessus. Et quand un voisin utilise des pesticides et qu’il y a du vent… Pour toutes ces raisons, le bio, c’est un mot que nous n’utilisons pas. Nos jardiniers préfèrent parler d’un produit 100 % naturel de notre part car on ne peut pas avoir de certitude, sinon que le bio est de toute façon meilleur. C’est toujours mieux pour la santé parce qu’il y a un contrôle.

Il reste que la frontière est parfois ténue. Prenez le cas d’une tomate. Dans nos jardins, elle pousse naturellement en cinq mois. Mais vous pouvez trouver partout des tomates produites hors sol, hors saison, en cinquante jours. Avec le label bio !

Comment est-ce possible ? 

Alain Passard : Il y a des productions intensives bio. Les tomates poussent dans des poches en fibres synthétiques. Des solutions alimentent goutte à goutte les plants. Quand vous voyez des tomates qui viennent du Maroc en janvier, elles ont poussé en cinquante jours. Mais la solution est bio, donc meilleure qu’une solution qui ne l’est pas.

Historiquement, la chimie a représenté un progrès dans l’alimentation, notamment pour lutter contre les intoxications alimentaires. Est-on allé trop loin ? Quand ?

Matthieu Allez : L’incidence des maladies infectieuses a fortement diminué au cours des cinquante dernières années. Voilà pour le progrès. En revanche, il y a beaucoup de maladies dont l’incidence augmente durant cette période. Je pense à l’asthme, à l’obésité, au diabète, aux maladies inflammatoires de l’intestin, à certaines maladies neurologiques. Cela ne s’explique pas seulement par des phénomènes génétiques. On peut suspecter qu’une part de ces maladies émergent parce que nous avons profondément modifié nos habitudes alimentaires. Certaines de ces maladies sont associées à une dégradation nette de la diversité microbienne, de la flore intestinale. On pourrait faire une analogie avec le monde de l’agriculture où l’on a perdu les équilibres parce que la biodiversité n’est pas respectée. 

Alain Passard : Il faudrait commencer par respecter le cycle des saisons. Vous avez des familles qui achètent le même panier de fruits et légumes toute l’année. Gardons l’exemple de la tomate. Quel est son rôle ? Nous désaltérer. C’est de l’eau ! La nature a bien fait les choses, les tomates poussent l’été quand il fait 30 degrés. Mais, au mois de janvier, quand il fait - 10 dehors ? Notre organisme a besoin de se réchauffer et cela tombe bien puisque la nature a mis autre chose dans le sol : un racinaire, un panais pour faire un velouté ou un céleri-rave pour faire un gratin. Des plats chauds. Malheureusement, on s’aperçoit que les gens sont capables aujourd’hui de préparer une ratatouille à Noël ou une tomate mozzarella en janvier ! Il faut commencer par respecter le cycle des saisons et la nature. C’est très simple.

Une saison est un rendez-vous. L’asperge en avril, la tomate en été, le panais l’hiver. Tout est écrit. Si la nature a créé des saisons, c’est pour éviter la routine. C’est fabuleux. Par saison, vous avez en gros sous nos latitudes une vingtaine de produits. Un peu plus en été, un peu moins en hiver. Il faut jouer avec ! Il y a un premier principe à respecter : consommer selon les saisons, selon la production naturelle du sol.

Avez-vous un deuxième principe ?

Matthieu Allez : Avoir une activité physique régulière. Cela permet de bien réguler son alimentation. On ressent mieux ce dont on a besoin et il est établi que cela a un effet favorable. 

Un autre principe ne serait-il pas aussi de manger moins ? 

Matthieu Allez : Nous ne sommes pas tous égaux ! Certes la régulation de l’appétit joue un rôle dans l’obésité, mais d’autres phénomènes entrent en compte. Des travaux scientifiques passionnants montrent en particulier que des anomalies de la composition microbienne dans l’intestin peuvent intervenir. Cela fait de l’obésité une maladie complexe qu’on ne peut pas réduire à un trouble du comportement. Nous ne recommandons pas de moins manger mais de bien manger. 

Alain Passard : Troisième règle, je conseillerais de ne pas trop s’arrêter devant les rayons de charcuterie des grandes surfaces… Les gens ont tendance à se jeter sur ces produits. Il est clair qu’il faut les prendre du bout des doigts et surtout éviter de les consommer régulièrement.

Comment démocratise-t-on le bio ?

Matthieu Allez : Le piège, c’est de continuer à faire croire à la population qu’il faut manger de la viande à chaque repas. Ceux qui sont dans une situation sociale difficile vont par exemple acheter de la viande, qui n’est pas bon marché, alors qu’ils feraient mieux d’acheter des fruits et légumes.

Il faudrait éduquer les enfants, dès la cantine, à apprécier une alimentation diversifiée, légumière, végétale. Apprendre aux gens à aller faire leur marché. Ne pas forcément se faire avoir sur des produits bio qui finalement ne sont pas très intéressants parce qu’ils ne sont pas de saison, et vendus cher. Si on achète de la betterave en janvier, les prix sont très bas ! Et ce sont des produits exceptionnels. Encore faut-il savoir les cuisiner. C’est là qu’Alain et les autres chefs ont un rôle à jouer.

Alain Passard : J’essaye de porter la bonne parole dès que l’on m’en donne l’occasion. Mais nous ne sommes pas nombreux à le faire parmi les grands chefs. L’envie de remettre en cause nos modes d’alimentation n’est guère partagée. En revanche, de plus en plus de consommateurs achètent bio. Ça bouge. Il existe un mouvement de fond. Dès que vous êtes en banlieue ou à la campagne, les gens cultivent un petit lopin de terre. Les gens ont envie d’aller cueillir le fruit sur la branche, de goûter au plaisir du jardinage.

Que pensez-vous des régimes, du jeûne, des techniques de détox ?

Matthias Allez : Nous n’avons pas tout essayé ! Les régimes mono-alimentaires reposent sur des bases fragiles. En revanche, il y a un sujet important : le gluten. Le régime sans gluten est nécessaire aux patients qui souffrent de la maladie cœliaque, une intolérance au gluten. Mais de là à exclure le gluten pour tout le monde, c’est surprenant ! Cela devient une mode. Ce mouvement antigluten est non justifié sur un plan scientifique.

Alain Passard : Les périodes de jeûne me font beaucoup de bien. Je me mets au thé vert. J’aime ces phases au cours desquelles j’ai l’impression de laisser reposer tout l’organisme. Je pratique des jeûnes de deux ou trois jours. Tout fait du bien, y compris lever le pied sur la consommation du beurre, des fromages pendant quelque temps. Il n’y a rien de pire que de garder une cadence soutenue sur tous les produits.

Le bio représente-t-il une transition vers un nouveau modèle ? Est-ce un moment de résistance face à des groupes industriels ?

Alain Passard : Quelle est la différence entre une solution bio pour élever une tomate et une solution qui ne l’est pas ? Je ne le sais pas. Je ne connais pas la différence. Voilà le problème. Qu’est-ce que le bio ?

Matthieu Allez : Nous en sommes là. Quelle est la définition du bio ? Nous avons une idée, mais le bio a dérivé… Les tomates hors-sol cultivées sous perfusion sont bio. J’avoue que cette production ne m’intéresse pas beaucoup. Et puis il y a les additifs, les nanoparticules, les colorants, les émulsifiants… Il existe près de quatre mille émulsifiants ! Lesquels retenir, lesquels exclure ? Le principe du bio est intéressant, mais un peu restrictif parfois. Le bio, finalement, ça ne suffit pas. On devrait aller plus loin. 

 

Propos recueillis par JULIEN CLÉMENT et LAURENT GREILSAMER

 

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