Il est grand, il est fort. Musclé. Il porte des T-shirts blancs ou noirs, moulants, manches courtes, qu’il vente ou qu’il pleuve. Il a le regard franc, qui ne cille pas. Quand il croise les bras, je ne peux pas m’empêcher de penser à Mr. Propre. Mr. Propre avec des cheveux, mèche sur le côté un peu longue, tatouages sur les avant-bras et les mollets. Peut-être ailleurs, je ne sais pas. Mais il n’est pas que cela. Il est aussi contrebassiste de talent. Vingt ans de métier au compteur. Les doigts alertes et vifs. Des études de haute volée, une connaissance approfondie des traités d’interprétation de la basse continue des XVIIe et XVIIIe siècles. Exécution dans les règles, coups d’archet et accords maîtrisés. Nicolas est un homme intelligent et cultivé. Mais pas seulement. Il est aussi père de famille. Deux filles de onze et treize ans. Bien élevées, musiciennes elles aussi, violoncelle et hautbois, qui sont scolarisées dans un collège à horaires aménagés. Conservatoire le matin et cours l’après-midi, aïkido et karaté en sus. Nicolas est marié depuis quinze ans avec Sandrine, professeure d’EPS à Montreuil. Ils tiennent le coup. Ils ont passé des orages, écopé des tempêtes, et finalement décidé de déménager à Romainville. 

On voulait un petit jardin, tu comprends ? Un petit bout de vert pour les filles. Quelques légumes, un arbre, les mains dans la terre. On n’en pouvait plus de l’asphalte, d’être entassés dans notre 45 mètres carrés à Belleville. Trop de gens, trop de promiscuité. Les filles n’ont jamais connu le silence du matin ou l’espace. Que du métro et de la bousculade. On a hésité à s’exiler en Bretagne, mais c’était trop compliqué. Je répète toujours à Paris. Il faut qu’on soit par là. Alors Romainville, c’est un compromis. Mais c’est cohérent, tu comprends  ? Oui, je comprends bien. 

Et Nicolas s’est acheté des traités sur le jardinage et la permaculture. Il me raconte tout ça autour d’un café. On est en mars 2017. Il s’enthousiasme pour le parti de Mélenchon. 

Tu vois, on y est, c’est le moment, c’est le tournant. Tout se casse la gueule autour de nous, il faut reconstruire autrement, me dit-il. Il a les bras croisés sur la petite table ronde. Ses biceps semblent encore avoir pris du volume. Je lui en fais la remarque. Oui, depuis qu’on est au vert, j’ai intensifié l’entraînement. Les pompes, c’est sur une main et aussi la tête en bas, les pieds au mur. On a besoin de se sentir fort. Arrête, tu prends des protéines  ? Oui, mais c’est du blanc d’œuf bio en poudre. Il a l’air penaud, tout à coup. Tu comprends  ? Non, là je ne comprends plus. 

Toute son histoire de mise au vert, les mains dans la terre, le sourire bienveillant accroché aux lèvres, et puis la poudre à gonflette, ça ne colle pas.

C’est un monde vraiment nouveau qu’il nous faut, tu comprends ? Décidément, il fallait que je sois très compréhensive ce jour-là. Tu vois, ça fait vingt ans que je suis musicien. Chaque jour, ça se dégrade. Les conditions de travail sont de plus en plus difficiles. On n’a presque plus de répétitions, les cachets s’effondrent et pourtant on monte sur scène pour jouer, le public n’y voit que du feu. C’est sûrement mieux d’ailleurs. Quand on a commencé, on avait des étoiles dans les yeux, de la joie. La musique, les concerts, les copains. Les coups à boire dans toutes les villes. Et puis, ça s’est délité. On nous a dit qu’il n’y avait plus d’argent, plus de subventions, que l’État se désinvestissait, que dans le fond la culture on s’en foutait. Et surtout que nous, les intermittents, on n’était pas à plaindre avec notre fameux statut, qu’on a même bien de la chance. Quelque chose s’est perdu en route, je ne sais pas à quel moment… Moi, je veux un monde plus juste, loin du fric et des banques. Mélenchon, c’est ce qu’il nous dit, nous promet. J’ai envie de le vivre, de le croire, pour que mes filles n’aient pas le crâne farci avec l’argent. Tu comprends ? Oui, je comprenais bien. 

On s’est quittés sur ça. Je lui ai quand même dit qu’il ferait mieux d’arrêter la poudre et de passer aux œufs frais. Il a levé les yeux au ciel, tapé sur mon épaule et on s’est dit à bientôt.

Je comprends ce qu’il dit, on est nombreux à l’éprouver. Il faut une volonté de fer pour croire que la musique et la littérature intéressent encore, qu’on peut en faire une vie merveilleuse, que toutes les heures passées à travailler son instrument valent la peine puisque la culture est au cœur de la société, qu’elle s’est construite autour. Mais le soufflé s’est dégonflé, et la joie aussi. On n’y croit plus qu’à moitié. Restent les biceps.

Et Nicolas commence à les bander sérieusement les mois suivants sur les réseaux sociaux. Ça va crescendo. La semaine qui précède le premier tour, son regard se durcit, le ton avec. L’espoir, c’est maintenant, pour tous, et avec Mélenchon. On n’a plus le temps de discuter. Le sourire se fait carnassier. 

Quelque chose vrille. L’ironie est de mise, l’insulte apparaît. On ne fait plus dans la dentelle. C’est simple : ceux qui ne sont pas d’accord avec nous sont des cons ou des vendus au capitalisme. La générosité, ça s’impose par la force, s’il le faut. 

Et ça a bien failli s’imposer. La défaite n’était pas envisagée. Après l’incrédulité face aux résultats du premier tour. Les messages de Nicolas cèdent à l’amertume. Extrême droite ou extrême finance, il n’y a que les enfoirés qui iront voter au second tour.

Le rêve s’est brisé. Il était gonflé aux protéines. 

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