C’est une image devenue mythique du cinéma populaire : devant Charlton Heston hurlant son désespoir et maudissant « les fous, les criminels [qui] ont fait sauter leurs bombes », la statue de la Liberté, symbole anthropomorphique d’une civilisation éclairée, est échouée sur une plage. La Planète des singes n’est peut-être pas un chef-d’œuvre, mais cette ultime séquence matérialisait assez magistralement une des hantises contemporaines : l’éradication par une guerre nucléaire de l’humanité entière. Chose amusante et souvent ignorée, dans le roman de Pierre Boulle, ce « twist » n’existait pas. Il s’agit d’une invention du réalisateur Franklin Schaffner qui a dû, pour couronner son film de 1968 d’une telle acmé, lutter contre la censure de Hollywood. Les studios étaient peu à l’aise avec ce genre de message politique, Américains et Soviétiques se trouvant renvoyés dos à dos comme « criminels »… En 1959, Le Dernier Rivage de Stanley Kramer, adapté du livre de Nevil Shute, avait déjà osé cette vision d’une extermination de l’espèce sans annihilation de l’espace. Alors qu’un nuage toxique a fini par contaminer l’Australie (dernier pays préservé des retombées radioactives d’un troisième conflit mondial), la caméra se pose sur des rues mortes, à Melbourne, de sorte que l’histoire continue, mais sans être humain pour s’y mouvoir… Un plan montre juste une banderole flottant devant une bibliothèque. Il y est écrit : « There is still time, brother ». Le septième art a souvent voulu jouer les lanceurs d’alerte.

Bien avant la sombre perspective atomique, on trouvait dans la littérature et les arts visuels des projections, plus ou moins tourmentées, d’obsolescence de l’humanité, chez Goethe, Sade, Mary Shelley, Henri Saint-Simon ou Baudelaire, entre autres. La plupart du temps, c’était néanmoins une nature maltraitante et indifférente à notre sort qui apparaissait comme l’ennemie… Les abominations d’août 1945 et les escalades d’essais nucléaires, qui inspirent des figures majeures de la contre-culture comme Andy Warhol ou Bruce Conner, changent la donne : l’Homme apparaît comme le responsable de sa propre perte, de son propre suicide. 

Pour congédier ce drame, beaucoup d’artistes cherchent l’expression d’un nouveau rapport, fusionnel et respectueux, avec la nature. Mais il y a plus étonnant encore. En 1972, le maître du land art américain, Michael Heizer, anticipe l’avènement prochain de l’holocauste nucléaire. Il déclare ainsi : « La bombe H, voilà l’ultime sculpture. Le monde va être réduit à l’âge de pierre. » Et pour y répondre, il élabore une œuvre gigantesque, faite d’espèces de complexes architecturaux : City. Sa production a déjà coûté plusieurs dizaines de millions de dollars et elle est toujours en cours de création, dans une zone désertique et inaccessible du Nevada. On la prétend assez robuste pour échapper au cataclysme atomique, et elle ambitionnerait, selon son auteur, de témoigner de ce que fut l’humanité arrivée à son point pré-apocalyptique de civilisation… Mais auprès de qui ? Vertigineuse interrogation, révélatrice d’une nouvelle position de l’art et des artistes qui doivent porter la voix jusqu’aux confins incertains d’un « univers sans l’homme ». Cette nécessité est d’autant plus impérieuse que les écueils se sont multipliés et que, désormais, il faut voir venir d’autres menaces. Le cinéaste Roland Emmerich évoque volontiers le dérèglement climatique, les zombie movies affectionnent les ravages bactériologiques, tandis que d’excellents créateurs contemporains, comme Fabien Giraud et Raphaël Siboni, pointent du doigt les horizons posthumains. La statue de la Liberté a de quoi trembler, vraiment…  

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