– C’est quoi, le mot que vient d’utiliser ta sœur ?

– Hmm ?

– Elle t’a répondu quelque chose, à l’instant. Un mot que je connais pas. 

On était debout près de la cheminée, ma sœur, mon mec et moi, étrangement debout face à une cheminée éteinte, dans une position un peu ridicule mais il s’agit du seul endroit chez mes parents où l’on a – parfois – le droit de fumer lorsqu’on leur rend visite, ma sœur vient de s’éloigner vers la cuisine et j’essaie de passer en revue la conversation pour y dénicher le mot en question mais rien, elle n’a rien dit d’inhabituel, à moins que peut-être :

– Billevesées ?

Hochement de tête, vaguement hilare. Comme si le mot était une blague en soi, ou que ma sœur venait de l’inventer. Pourtant c’est un vrai mot, attesté depuis le xve siècle, utilisé plus tard par Victor Hugo et fréquent sous la plume de Théophile Gautier, c’est dire s’il a accumulé les quartiers de noblesse. 

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Sornettes.

– Et ça vient d’où ?

Devant la cheminée éteinte, je ne réponds pas en invoquant Gautier ou Hugo, parce que je n’ai pas Internet et que je suis donc incapable de donner ce genre d’informations – je peux en donner d’autres, tout aussi inutiles, jamais les bonnes, comme si j’étais une version défectueuse de Wikipédia qui n’ouvrirait que des pages sans lien avec vos requêtes, mais là n’est pas le sujet.

– C’est dans Robin des Bois, je réponds honnêtement. Le dessin animé.

Mon mec secoue la tête pour signifier une fois de plus que jamais il n’a entendu le mot ou peut-être que mes références manquent de classe, je ne sais pas. En finissant ma cigarette, je m’interroge sur l’identité de la personne qui a établi la version française de ce dessin animé et dont je suis presque sûre que le nom est tombé dans l’oubli – ce qui est injuste car la langue est magnifique et ce « billevesées » ne vient pas de nulle part, quelqu’un l’a choisi, l’a préféré justement à « sornettes », ou « fariboles ». Sans son intervention, je n’utiliserais pas le mot « billevesées » et bien que je sache que si jamais je ne l’avais entendu, il ne pourrait pas me manquer, je ne peux m’empêcher d’imaginer sa possible absence comme un trou bien visible dans l’étoffe de la langue. 

Cependant, lorsque j’y réfléchis plus longuement – et j’allume une deuxième cigarette pour avoir une raison de continuer cette absurde station debout face à un âtre morne –, je n’utilise pas « billevesées » de façon si courante. Il est même possible que je n’y aie recours qu’en présence de mes sœurs. Chaque groupe social auquel j’appartiens a vu se développer un idiome particulier, au sein duquel certains mots – peu usités par ailleurs – sont courants. Celui que nous parlons avec mes sœurs est probablement le plus marqué, parce que j’ai vécu avec elles plus longtemps qu’avec n’importe qui et qu’à cette période nous apprenions le langage et constituions notre vocabulaire. Parmi les particularités de cet idiome figure le détournement de mots dont les sonorités nous plaisaient mais qui nous paraissaient devoir avoir un autre sens, afin de pouvoir être utilisés pour désigner en urgence une de nos expériences d’enfants. Le verbe « grouiller » a ainsi désigné le fait de se mettre à suer des mains, lorsqu’on est suspendu à une partie de la charpente ou à une marche de l’escalier, annonçant une chute imminente. Une autre particularité de cet idiome vient de sa teneur exceptionnelle en mots appris grâce aux dessins animés et devenus quotidiens, joyeusement banals même lorsqu’ils appartenaient au registre soutenu, ou étaient tombés en désuétude, ce que nous ignorions mais si nous l’avions su, ça n’aurait pas changé grand-chose – comme n’a pas changé grand-chose l’intervention de ma mère visant à ramener « grouiller » à la place que lui avait assignée le dictionnaire et que nous nous sommes empressées d’oublier. Parmi ces mots dont je peux retracer l’origine jusqu’à une production de Disney ou de la Fox, il y a « aloi », « palabre », « propice » et même « épiphanie ». Et puis, donc, ce jour-là, « billevesées » auquel je pense, sans doute, pour la première fois. Lorsque nous voulons l’accentuer, mes sœurs et moi – quand l’autre dit vraiment une grosse connerie –, nous utilisons la réplique entière du Prince Jean : « Billevesées, des bandits femelles à présent » – quand bien même nous ne parlons pas du tout de bandits femelles (nous en parlons peu). La phrase se prononce comme un seul mot, long et délicieux, «billeveséesdesbanditsfemellesàprésent » qui se déverse du bord de la lèvre en une cascade molle. C’est le seul moyen que nous avions de renforcer ce mot qui nous est apparu sans que nous ayons la moindre idée de sa nature et donc de ses modulations d’emploi. Aujourd’hui encore, je ne sais pas vraiment s’il conviendrait d’accentuer le propos en parlant de billevesées énormes, totales ou confondantes… Il est d’autant plus difficile de le déterminer que l’étymologie de ce mot est floue (ce que je peux affirmer grâce à une connexion Internet). Vese ou vez désigne la panse, le renflement du ventre, dans un patois poitevin inconnu et lointain. Quant à bille, personne n’est d’accord puisque, pour certains, il s’agirait d’un boyau et, pour d’autre, d’un verbe ancien signifiant courir. Billevesée est donc un mot qui est littéralement plein d’on ne sait quoi, une outre emplie du vide laissé par la perte de sens de sa première partie, ce qui en fait le terme le plus approprié pour désigner des propos dépourvus de force ou de logique. Ma reconnaissance envers l’auteur(e) fantôme de la traduction de Robin des Bois n’en est que plus grande. 

Illustration Stéphane Trapier

 

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