Je suis arrivé à Saint-Martin deux jours après le passage d’Irma. En descendant de l’avion, à l’aérogare de l’Espérance, à Grand-Case, j’ai vu un paysage dévasté. Les premiers secours arrivaient juste. Les grilles étaient fermées, les militaires présents sur place étaient tendus, leur fusil d’assaut à la main. Les Saint-Martinois, eux, cherchaient à quitter l’île, impatients. Des pères de famille accompagnaient leurs épouses et leurs enfants en bas âge. À cause des restrictions, ils n’avaient pas le droit de monter à bord. On a tout de suite assisté à des scènes déchirantes : tout le monde était en larmes. Ils venaient d’affronter Irma et s’apprêtaient à combattre José un jour et demi plus tard. 

Mes confrères et moi avons dû être autonomes pour ne pas gêner les secours : ne pas demander d’eau, ni de nourriture ni de lits. On s’est débrouillés, on a dormi dehors entre le parking et l’aérogare.

Deux jours après notre arrivée, nous croisons une femme avec son enfant dans la file d’évacuation. Elle me demande mon chargeur de téléphone, me raconte son histoire, comment elle a vécu Irma. Son récit est celui de beaucoup d’autres : ils ont attendu, à six, sept, voire huit, entassés dans une salle de bains de quatre mètres carrés, loin des baies vitrées, le plus à l’abri possible. On lui fait savoir qu’on cherche un endroit pour vivre José avec les habitants de l’île. Elle nous donne une adresse : « Quartier Bellevue, appartement 69. Demandez Danny, dites-lui que vous venez de la part d’Emmanuelle, sa fille. » Malgré la catastrophe, la solidarité règne sur l’île depuis le passage d’Irma. Et puis, ça la rassurait un peu que sa mère ne passe pas ce nouvel ouragan seule. 

Avec quelques journalistes, nous partons à l’improviste, à bord d’un convoi militaire. Arrivés à Bellevue, nous repérons l’appartement 69. Danny nous invite à rester chez elle. Si Irma a tout détruit, elle a aussi fait se rencontrer des voisins qui ne s’étaient jamais parlé et qui désormais comptent les uns sur les autres face à la menace José. Les résidents mettent des palettes entre les murs, scotchent les baies vitrées qui n’ont pas explosé et vérifient que tout le monde est à l’abri. Un résident, que les autres appellent Tatoo, a tout perdu pendant Irma. Le toit de sa maison a été soufflé. Profitant de l’œil de l’ouragan, il est allé frapper chez un voisin qui les a accueillis, lui et son chien. Son logement est aujourd’hui complètement détruit. Se soucier des autres semble les aider à surmonter leur traumatisme. Peut-être est-ce ce qui m’a le plus marqué : beaucoup d’entre eux semblent souffrir de symptômes post-traumatiques. Un habitant de la résidence s’est improvisé leader, un peu pour préparer au mieux l’arrivée du prochain ouragan, beaucoup pour oublier son stress. 

Nous décidons de quitter un moment la résidence. Dans le quartier de Bellevue, il n’y a quasiment plus rien. À Sandy Ground, quartier populaire et modeste, tout est dévasté. Cette langue de terre entre le lagon et la mer jouit, si l’on peut dire, d’une très mauvaise réputation sur l’île, sans doute largement exagérée. J’y rencontre un rasta, en état de sidération. Il a failli se faire emporter par les vagues. Depuis, dès qu’il entend le bruit de la mer, il a peur que l’eau vienne le chercher. Je discute avec deux enfants, une fille et un garçon de 9 ans. Ils n’ont pas eu trop peur, et sont impatients de retrouver leurs copains. Ils me montrent leur dessin et m’expliquent qu’ils refont la bataille entre les enfants et Irma : à la fin, c’est eux qui gagnent et Irma part en pleurant. Ils ont entendu que le président a promis la réouverture des écoles. Seules trois sur dix-huit sont encore opérationnelles, beaucoup d’enseignants sont partis et ils ne pensent pas retrouver leurs camarades avant la Toussaint. Si tout va bien… 

Pour effacer le sentiment d’insécurité, gendarmes et militaires patrouillent sur l’île. L’un d’entre eux dit qu’il préférerait encore être sur un terrain de guerre. Au moins, là-bas, ils savent qui sont les gentils et qui il faut combattre. Ici, ils se sentent impuissants. Les secours s’inquiètent des rues jonchées de tôles et de débris… Autant d’objets qui, au moindre coup de vent, peuvent se transformer en projectiles mortels. 

José ne passera finalement pas sur l’île mais, de mémoire de Saint-Martinois, Irma est l’ouragan le plus destructeur que le territoire ait connu. Certains nous disent qu’ils pensaient vivre la fin du monde, tous croyaient qu’ils allaient y passer. Même ceux qui avaient vécu l’ouragan Luis, même ceux qui étaient nés sur l’île. Ils n’avaient jamais connu ça : jamais aussi fort, jamais aussi violent, jamais aussi dramatique. Aujourd’hui, l’échelle qui mesure la force des ouragans s’arrête à 5. Mais plusieurs autorités de l’île m’ont confié qu’il fallait revoir cette échelle : « Irma c’était 5 +, voire 6. » 

Conversation avec MANON ESPÉRANDIEU

 

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