Les hommes politiques décrivent souvent le changement climatique comme un problème à long terme, une menace pour les générations futures. Dans son allocution sur la politique climatique des États-Unis en juin 2013, Obama a parlé de l’avenir dont nous sommes les gardiens, de l’avenir pour lequel nous devons nous battre, de l’avenir vers lequel nous tourner, du fait qu’il ne fallait pas craindre l’avenir mais accueillir à bras ouverts un avenir énergétiquement durable. Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international, est plus brutale. Elle qui vient d’un pays où la gastronomie est reine n’hésite pas à dire que les générations futures risquent d’être « rôties, toastées, grillées, frites ».

Le public perçoit le changement climatique de la même manière. Dans les enquêtes, lorsqu’on demande aux gens s’ils pensent que le dérèglement climatique les affectera eux ou les générations futures, on obtient une réponse révélatrice. La grande majorité des Américains et des Britanniques (les deux tiers environ) livrent le même verdict : ils ne seront pas personnellement touchés. Et une large majorité (souvent les mêmes proportions) juge que le dérèglement climatique aura des incidences sur les générations futures.

Le temps explique aussi le poids du problème. C’est une caractéristique innée de notre catégorisation mentale : nous définissons les choses en fonction de leur proximité, donnant la priorité aux éléments qui nous affectent nous, ici et maintenant, et écartant ceux qui affectent les autres, là-bas et dans longtemps. Des expériences ont montré que nous avons tendance à accentuer ce biais en choisissant délibérément de considérer un phénomène qui est lointain par un aspect comme lointain aussi à d’autres égards.

Ainsi, la perception du risque entraîné par le changement climatique augmente à mesure qu’augmente la distance à laquelle se trouvent ses victimes. À chaque cran, la menace se fait plus palpable : d’abord pour les autres membres de notre famille, puis pour notre communauté, puis pour nos compatriotes, puis pour les autres populations des pays riches, puis pour les populations pauvres, puis pour les autres espèces, et finalement – la catégorie la plus distante de toutes – pour les générations futures.

Cette tendance à se distancier des incidences potentielles fonctionne très bien avec un autre biais identifié par Daniel Kahneman et Amos Tversky : la tendance que nous avons à estimer que nous courons moins de risques que les autres. Le biais de l’optimisme, comme ils l’appellent, a été observé dans des situations très variées : nous estimons que les autres fumeurs risquent davantage d’avoir une attaque cardiaque que nous, qu’il y a plus de délits dans les autres quartiers, que les autres conducteurs sont plus susceptibles d’avoir un accident, et, comme je l’ai déjà évoqué, que le prochain gros ouragan passera ailleurs.

Ce biais s’applique également à l’environnement. Une croyance quasi universelle veut que l’environnement soit en meilleur état là où nous habitons – ainsi, une étude réalisée dans dix-huit pays a montré que les habitants de seize d’entre eux étaient persuadés qu’ils bénéficiaient de meilleures conditions environnementales que les autres.

Le dérèglement climatique se caractérise par d’autres problèmes d’échéances. Daniel Kahneman soutient que, lorsque les impacts surviennent par intervalle – comme les cycles économiques –, le biais de disponibilité mène les gens à ne retenir que l’événement le plus récent et à ne pas voir la tendance plus générale. Comme Slovic, Kahneman est préoccupé par le fait que chaque phénomène météorologique extrême successif est intégré à notre statu quo et devient la nouvelle référence par rapport à laquelle nous mesurons le changement. Une vague de chaleur ou une inondation sera ainsi jugée par rapport au niveau de la précédente vague de chaleur ou inondation, et nous pouvons ne pas voir l’évolution du barème global sur le long terme.

C’est pourquoi des problèmes moins graves mais qui ont un impact unique exceptionnel à un moment prévu peuvent concentrer un niveau d’attention bien plus élevé. Prenez par exemple une menace qui combine une cause technologique inédite (ce que Paul Slovic appellerait un risque inconnu) avec une échéance précise et extrêmement symbolique : l’effondrement anticipé des systèmes informatiques dans le monde entier au moment du passage à l’an 2000.

Je me rappelle parfaitement la devanture de ma librairie locale, avec son étalage foisonnant de livres opportunistes mettant en garde contre l’effondrement social prochain lié à la « bombe informatique temporelle de l’an 2000 », après quoi l’ordre public serait ébranlé, des hordes affamées arpenteraient les rues et, comme le prétendait la militante antinucléaire Helen Caldicott, des lancements accidentels de missiles déboucheraient sur un Armageddon.

Et, bien sûr, rien ne se passa, ni aux États-Unis, où 134 milliards de dollars avaient été déversés dans les bourses d’analystes et de programmateurs informatiques, ni en Corée du Sud, en Italie ou en Ukraine, pays qui n’avaient pris aucune disposition particulière. Le 1er janvier, il n’y eut rien d’autre à signaler que la confusion temporaire de quelques machines à sous et caisses enregistreuses.

Les militants marchent sur une corde raide lorsqu’on parle de l’échéance du changement climatique, qui n’interpelle personne, et s’efforcent de lui donner le même sentiment d’urgence mobilisateur et le même symbolisme que le passage à l’an 2000. En 1947, le Bulletin of Atomic Scientists avait eu l’idée novatrice de créer l’horloge de la fin du monde, qui est toujours sur le point d’atteindre minuit (la fin du monde), afin de symboliser les risques qui pèsent sur l’humanité en raison des armes nucléaires. En 2012, les aiguilles furent avancées à minuit moins cinq en reconnaissance de la catastrophe climatique à venir et, l’année suivante, Rajendra Pachauri, président du GIEC, annonçait la parution de son dernier rapport avec ces mots : « Il ne nous reste que cinq minutes avant minuit. » 

Le Syndrome de l’autruche : pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique

© George Marshall, 2014 © Actes Sud, 2017, pour la traduction française d’Amanda Prat-Giral

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