À Rohatyn, ville aujourd’hui située à l’ouest de l’Ukraine, sa statue se dresse au centre d’une place, hissée sur un pilier. Sur ses innombrables portraits imaginaires presque tous inspirés d’un maître vénitien, elle porte un étrange hennin à double corne orné de grosses perles et d’un bijou de front, une robe manteau de velours cramoisi ; sa bouche cerise est ­minuscule et ses yeux, sévères. Elle ne porte d’autre voile que celui, léger, qui s’accroche au hennin, personne ne sait à quoi elle ressemblait et pourtant, lorsque je songe « Turquie », elle se rappelle à moi. C’est mon mythe stambouliote, une femme qui y aura vécu toute sa vie d’adulte et sans jamais sortir, une pauvre Cendrillon d’Ukraine qui finit en princesse, et l’héroïne qui m’inspira mon premier roman quelque trente ans avant la fin du xxe siècle.

Fille de pope, Alexandra ou Nastia ­Lisovska naquit en Galicie au xvie siècle et fut razziée par les Tatars de Crimée qui la vendirent comme esclave en 1524 pour le harem du Padichah, Ombre de Dieu sur la terre, le sultan Soliman le Magnifique. Le temps de la convertir et de l’éduquer, et elle fut repérée par son maître et seigneur grâce à ses cheveux roux, d’où son nom, Roxelane, la Rousse, à moins que son origine ruthénienne ait été, en Occident, à l’origine de son beau nom. En Occident seulement. Car Soliman lui donna son vrai nom turc, Hürrem, la Rieuse. Pour qui connaît le harem du sérail de Topkapi, il est aisé de comprendre que rire, en ces lieux infiniment austères, est un immense atout. Grâce à ses éclats de rire, la Rieuse devint favorite du sultan. C’était déjà beaucoup, mais la Rieuse, dite Hürrem Sultan, réalisa un véritable prodige. Elle devint l’épouse légitime du sultan ­Soliman.

Et alors ? Alors parce qu’une des aïeules avait été enlevée et violée par un ennemi, les sultans qui régnaient sur l’Empire ottoman avaient l’interdiction formelle d’épouser qui que ce fût, une épouse ­risquant toujours de déshonorer l’empire si elle était violée. Favorite, une, deux, dix, passe. Mais le mariage, non ! Depuis la prise de Constantinople, aucune favorite n’était devenue épouse. Comment Hürrem procéda-t-elle ? Elle se fit affranchir et une fois libre, elle aurait fait la grève du sexe le temps que Soliman se décide à la prendre pour épouse, contrairement à la tradition. La même tradition exigeait que tout nouveau sultan mît à mort tous ses frères pour éviter les guerres de succession, et Soliman, toujours excessif, fit encore davantage, il fit étrangler sous ses yeux Mustafa, son fils adoré. 

Bien entendu, la doxa attribua ce meurtre à la Rieuse. Déjà, lorsque Soliman avait fait étrangler son favori préféré, Ibrahim Pacha, lui aussi razzié, lui aussi orthodoxe, né en Épire, la Rieuse avait endossé ce crime d’amitié. On lui attribua tout, les échanges de lettres avec les souverains d’Europe (il y en eut), les lacets des muets étrangleurs… N’empêche ! Ma fille m’a rapporté d’Istanbul un coussin qu’on vend aujourd’hui à Topkapi, suprême consécration. En médaillon noir, voici ma Rieuse entourée d’un slogan en latin : Rossa ­Solymanni Uxor, la Rousse épouse de Soliman. Elle mourut en 1558 et nul ne put l’accuser plus tard du meurtre de Bajazet, autre fils de Soliman qui paya le chah d’Iran pour le faire étrangler. 

Née fille d’un pauvre pope en Ukraine de l’Ouest et épouse officielle de l’Ombre de Dieu sur la terre ! Il suffisait de rire, c’est très simple, on vous dit. 

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