Depuis six mois, je suis intérimaire et j’effectue des remplacements en cuisine comme EPR (employé polyvalent de restauration). D’un mois sur l’autre, l’activité n’est jamais la même mais, en moyenne, je peux compter à peu près sur mille euros net par mois, qui incluent les congés payés et la prime de précarité. Mille euros, c’est environ le montant de mes charges fixes. Je paye trois cents euros de loyer à mes parents, pour un appartement de 26 mètres carrés, une pension alimentaire de 160 euros, plus l’électricité, les assurances, la voiture, les télécoms… Donc, pour avoir un peu plus, j’ai créé une entreprise de cours de cuisine et de cuisine à domicile. Dans mon ancienne boîte, je n’arrivais pas à le faire, je devais bosser le soir et le week-end. Là, l’intérim me libère du temps pour essayer de développer cette activité. Le revers, c’est que les banques ne te suivent plus. Elles estiment que tu n’apportes pas de garantie de salaire, et refusent de t’accorder des emprunts. Tu t’inscris en marge de la façon dont la société fonctionne. Mais c’est le seul moyen que je vois pour augmenter mes revenus. En moyenne, j’arrive à dégager grâce à mon entreprise deux cents euros par mois. Quand il y a plus, c’est super. J’ai un grand projet, c’est d’emmener ma fille de quatorze ans l’année prochaine aux États-Unis. Dès que je fais un gros repas, je prélève l’argent tout de suite pour ce projet. Mais ça veut dire que je n’ai pas de trésorerie d’avance, or la trésorerie c’est tes poumons, quand tu n’en as pas, tu crèves. Tu es obligé de prendre tous les boulots qui viennent, surtout ceux qui sont mal payés, tu travailles comme un dingue pour des clopinettes, en laissant les plus-values aux riches.

Pour les pauvres, le quotidien est un stress permanent. Tu es obligé de ne rien faire, de te restreindre sur tout, de faire des choix en permanence. Tous tes efforts sont tournés vers l’obsession de générer de la richesse, soit en gagnant plus, soit en dépensant moins. Moi, j’ai la chance de ne pas avoir à payer mon alimentation. Je fais un repas par jour, sur mon lieu de travail, mais je n’ai rien à manger chez moi, sauf quand ma fille est là. Alors oui, je suis fatigué, plus fatigué que par le passé, mais je ne meurs pas de faim. Il y a des gens plus malheureux sur cette terre, y compris en France. J’ai toujours été réticent à l’idée de demander des aides, car elles sont là justement pour servir ceux qui crèvent la dalle. Je pense à ceux qui ont des gosses. Moi, ma fille est en sécurité, je verse ma pension, je n’ai pas besoin de chauffage ou de nourriture. Jusqu’à cet été, je passais mes deux cents euros de marge dans la cigarette. Aujourd’hui, j’ai arrêté, je mets cet argent-là de côté pour ce voyage avec ma fille. Je ne bois pas, je ne prends pas de drogue. Je me garde juste encore quelques plaisirs. La télévision, par exemple : je paye chaque mois pour des chaînes supplémentaires, comme National Geographic. Quand tu es seul et que tu ne peux pas voyager, c’est la seule façon que tu as de voir le monde, de t’oxygéner l’esprit. J’ai aussi une carte de cinéma pour vingt euros par mois. Si je rabotais là-dessus, je pourrais sans doute me payer un repas supplémentaire par jour, mais je n’aurais même plus de plaisirs au quotidien.

Lorsque j’ai ma fille, je veux quand même l’emmener au restaurant. Pas des grandes tables, simplement faire quelque chose, sortir de l’appartement pour qu’elle n’en voie pas la misère. C’est pareil pour mes amis, ou mes clients, ils n’imaginent pas dans quelles conditions je vis. Je fais illusion parce que je sais des choses, que je suis au courant de l’actualité. Ils n’ont pas cette image de la pauvreté.

Ma situation est supportable, mais à chaque imprévu, c’est la merde. C’est là que tu te rends vraiment compte que tu es pauvre, lorsque tu dois avancer de l’argent, pour la santé, pour la voiture, c’est très dur. Je dois compter sur la famille pour me prêter un peu d’argent, en espérant que le mois suivant sera meilleur. C’est comme ça qu’on tient les pauvres. Parce que pour nous, cinquante euros peuvent faire une grosse différence. Ceux que je côtoie vivent la même chose, et il y a entre nous une compétition incroyable, pour les places, pour les promotions. J’ai connu des cuisines par le passé où on pouvait partager des rires, des moments de vie. Aujourd’hui, chacun bosse en regardant qui sera le premier à faire une connerie, pour mieux en profiter. Je comprends ceux qui changent de métier, qui partent refaire leur vie. Je connais une commis de cuisine qui a fini par suivre une formation pour devenir conductrice d’engins. Elle gagne mieux sa vie maintenant, elle a pu faire un emprunt pour une voiture et une maison.

Moi, je continue à aimer la cuisine, parce qu’elle établit une relation humaine, un moyen de communication. Quand ma fille sera majeure, que sa sécurité sera assurée, ce sera plus simple. Je pourrai envisager d’arrêter cette vie, de me lancer dans un nouveau projet. J’aimerais créer une sorte de lieu collaboratif, à la campagne peut-être, où les gens viendraient manger chez moi comme à une table d’hôtes, en toute décontraction. Un lieu où je pourrais oublier l’idée même de travail, pour retrouver celle de plaisir. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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