« Salut Bulot, ça va ou quoi, ma gueule ? Ouais, on se voit, ce serait cool depuis le temps. Passe chez moi. »

Depuis qu’il sait que je suis né près des plages, il m’a toujours appelé ainsi. Bulot. Parfois ai-je droit à Bigorneau ou à Bernard l’hermite. Il s’en amuse.

J’ai choisi de l’appeler Fabrice. Un pseudo utile, surtout depuis qu’il m’a dit que si je racontais sa vie, il n’hésiterait pas à « m’éclater la gueule », moi, le « sale journaliste de merde ».

J’arrive dans sa ville située dans l’agglomération lilloise. Un centre tout de briques rouges et un parking de la Poste vidé par un dimanche pluvieux. Lui marche au loin et ses bras musclés et ses épaules imposantes se balancent dans le vide. Fabrice rit, un grand rire sonore et gai, laissant entrevoir ses belles et grandes dents blanches. Il a coupé ses cheveux, seule subsiste sur le sommet de son crâne une longue tignasse brune ondulée qui lui donne des airs de Nicolas Sirkis, le chanteur d’Indochine.

« T’as vu Bulot, j’ai mis ça : The last white tee-shirt, ça veut dire le dernier tee-shirt blanc, il est beau non ? ça m’fait bizarre de porter ça. Moi, j’suis toujours dégueu. J’suis un putain de Gitan. »

Il éclate de rire. On se connaît depuis quelque temps maintenant, réunis par le hasard des rencontres dans une usine agroalimentaire de Villeneuve-d’Ascq. Un emploi salarié où notre seule tâche consistait à mettre en boîte des chocolats, pour le compte de la marque Cémoi, le numéro un français du chocolat industriel. Un boulot à la chaîne rémunéré 1 200 euros par mois, au milieu des machines, des engueulades, et bercé par le train-train des tapis roulants. « Un taf de Roumain, de sous-fifre », comme l’explique Fabrice. On y travaille en deux huit. Une semaine de 5 heures à 13 heures, une autre de 13 heures à 21 heures. Et ainsi de suite. 

Je posais en rythme deux chocolats toutes les deux secondes dans des boîtes qui défilaient sous mes yeux

À Cémoi, nous étions assis derrière le tapis 3, le « tapis d’la mort », surnommé ainsi pour les cadences soutenues que la vingtaine de salariés de cette chaîne devait subir sept heures par jour. Je posais en rythme deux chocolats toutes les deux secondes dans des boîtes qui défilaient sous mes yeux. Une friandise dans chaque main. 

Fabrice travaille toujours dans cette usine, cette « taule », alors que moi, après deux mois de présence, je quittais les lieux pour les besoins de mon livre. 

Nous marchons tranquillement dans sa rue et Fabrice me raconte ses ennuis avec sa voiture et « ces sales Manouches qui ont laissé traîner du métal sur le bitume », éclatant le pneu avant gauche de sa Mondeo. Fabrice a dû en racheter une autre, une voiture identique qu’il a payée 1 300 euros. Sur le seuil de la maison, il m’explique les négociations avec le vendeur, que mon ancien collègue dit avoir « bien entubé ».

« Bulot, avec mon père, on est au café-calva, t’en veux ? »

À 15 heures, le tord-boyaux risque de m’arracher l’estomac. J’accepte pourtant et pénètre à l’intérieur de la maison. Je n’y étais plus revenu depuis longtemps. J’avais oublié la moto de son père garée dans le salon, entre le meuble basque et la table rustique de la salle à manger. Oublié aussi le vélo de course du paternel suspendu par un crochet au plafond, les bouteilles vides de whisky rangées sur une étagère murale, en guise de décorations ou de trophées. Le petit pavillon reste surchargé d’objets en tout genre. Sur le bout de la table, des miettes de pain et des revues entassées pêle-mêle. Dans la cuisine, son père, un cheminot d’une cinquantaine d’années, termine la vaisselle et laisse cuire dix cordons-bleus dans une grande poêle baignée d’huile. L’os de bœuf du chien, un gros molosse, plus peluche que dangereux, traîne au milieu du salon tandis que des poissons tournent invariablement dans une vieille télé 33 centimètres réaménagée en aquarium.

Le café-calva est bu en deux gorgées. Et le père, souvent muet lorsque des invités viennent chez lui, n’a toujours pas ouvert la bouche. 

« Papa, on taille, on va boire un coup en terrasse. »

Sur la route, au volant de la Mondeo, Fabrice reparle forcément de l’usine. En plus d’être profondément ridicules avec nos blouses blanches et nos charlottes en papier sur la tête, on s’y ennuyait profondément. Pour tuer le temps, Fabrice parlait de son ancien boulot de manutentionnaire en CDD chez Tupperware, de ses études de mécanique, de sa copine avec qui « c’est compliqué ». Toujours pour tuer le temps, nous organisions des petits bacs où, lettre après lettre, il fallait trouver des marques de bières, des insultes ou des groupes de musique.

Fabrice pointe à Cémoi depuis plus d’un an. Au début, lui comme moi étions saisonniers. Depuis, il a signé un contrat en CDD. Et pour la pleine période d’activité, d’avril à novembre, et les commandes à honorer pour les fêtes de fin d’année qui explosent, Cémoi fait appel à une centaine de saisonniers. Tous signent pour un mois minimum, et ne seront remerciés que lorsque la direction du site industriel l’ordonnera. 

« Tu te rappelles celles qui gueulaient à 5 heures du mat’ parce que t’avais mal mis les chocolats ? Quel taf de merde, j’te jure »

« Les saisonniers, y’a eu plein de nouveaux, explique Fabrice. Après, les vieilles, elles sont revenues, elles ne trouvent pas de taf ailleurs de toute façon. Y’a que Cémoi qui veut bien les embaucher. Tu te rappelles celles qui gueulaient à 5 heures du mat’ parce que t’avais mal mis les chocolats ? Quel taf de merde, j’te jure. »

Heureusement pour Fabrice, il n’est plus soumis aux cadences. Il contrôle parfois la qualité du chocolat ou range des palettes. Ces tâches restent moins difficiles que la chaîne. Fabrice espère un CDI. 

« Et si ils m’embauchent pas, j’ai un plan en Suisse. À l’usine Lindt, y’a peut-être moyen de trer-ren. J’aimerais aussi être homme à tout faire dans un zoo, ça me tenterait vraiment. J’ai essayé à Beauval mais c’est trop loin de chez moi. Pour le moment, j’reste là, on verra bien. »

Fabrice n’oublie jamais d’évoquer les jalousies entre précaires, les petites brimades et autres vexations. Lui bombe le torse et n’hésite pas à brandir la menace des coups de poing. 

« T’as les autres saisonniers, là, les Younès, Mickaël, Adrien, ils viennent là pour le salaire, sans trop se fatiguer. Tu m’étonnes qu’ils restent pas longtemps. Y’a d’ces fainéants, j’te jure. »

Fabrice se gare dans le quartier lillois de Wazemmes et on s’installe à la terrasse d’un bistrot. Je pars commander de quoi apaiser nos soifs.

« Lundi dernier c’était dur putain. J’avais un repas de famille et tu m’connais, Bulot, j’suis pas du genre à m’arrêter à l’apéro. On a descendu huit ou neuf whiskies et puis du vin… Le lendemain matin, j’suis arrivé à 5 h 18, en retard quoi. Alors, j’me suis trouvé un coin dans l’usine, j’ai claqué des cartons derrière des caisses de chocolat et j’ai dormi. J’étais bien. »

Il rigole aux éclats, fier de sa phrase. 

« À l’usine, c’est simple, ils m’ont jamais vu net, j’arrive toujours défoncé »

« Vendredi matin aussi, ça piquait, j’ai dormi que deux heures. Mais j’ai quand même fumé mon petit joint dans la bagnole. À l’usine, c’est simple, ils m’ont jamais vu net, j’arrive toujours défoncé. Je fais comment pour tenir si j’ai pas fumé avant, avec ce taf de Roumain ?

Selon Fabrice, beaucoup de salariés fument de l’herbe avant de pointer. Il énumère une longue liste d’intérimaires et de titulaires avant de boire une gorgée de bière ourlée de mousse. 

Un long silence. La pluie. Elle tombe lentement sur les pavés et les clients que les parasols n’abritent pas se réfugient à l’intérieur. Fabrice me regarde, un grand sourire sur son visage, il semble ravi de me voir. Et je viens rompre brutalement le vide de notre discussion. 

« Tu en es où avec cette affaire du parc ? »

À l’usine, Fabrice me racontait, tout en baissant la voix, la vraie raison de sa présence à Cémoi. Depuis plusieurs mois, il était suivi par un conseiller pénitentiaire du Spip, les Services pénitentiaires d’insertion et de probation, pour une affaire d’agression. Un soir, complètement saoul, il a sauvagement battu avec un de ses potes un « kemé » présent « au mauvais endroit au mauvais moment ». La scène de pure « violence gratuite » s’est déroulée quelques mois avant son embauche. La victime a été rouée de coups, les côtes et le nez fracturés, et elle est homosexuelle. L’endroit où Fabrice et son pote ont frappé est un parc de rencontres nocturnes entre homos. 

Depuis son jugement en comparution immédiate et la fin de son CDD chez Tupperware, il devait retrouver un emploi pour ne pas aller en prison. Avant de travailler chez Cémoi, Fabrice pointait à Pôle emploi et, faute de revenus suffisants, avait dû revenir vivre chez son père. 

« J’ai vu que l’usine embauchait, les tests étaient faciles, donc j’ai tenté. C’est pour qu’il me foute la paix, pour que je puisse me réinsérer aussi. Je vois le gars du Spip tous les trois mois. Je lui montre des bulletins de salaire, il est content avec ça. »

Il me racontait son enfance vécue à la dure au milieu des grands, parfois dealers

Depuis ma première rencontre avec Fabrice, assis un matin de juillet derrière la ligne du tapis 3, je sentais poindre chez ce jeune homme souriant et affable que j’appréciais beaucoup une réelle agressivité. Cette violence, je la percevais dans des phrases, des anecdotes, souvent jonchées d’insultes, dans une sorte de confrontation physique quasi permanente aussi. Plus tard, j’appris que Fabrice avait grandi dans les quartiers d’Hellemmes et de Fives, à Lille, des endroits où « tout gamin, faut apprendre à s’faire respecter sinon t’es mort ». Il me racontait son enfance vécue à la dure au milieu des grands, parfois dealers. Certains donnaient de l’argent aux plus petits pour qu’ils aillent s’acheter des bonbons. Ces « grands » devenaient des modèles. Et les plus petits comme Fabrice les recopiaient. 

« Tiens, mate-moi le kemé, là », dit-il soudainement. 

Un jeune homme d’une vingtaine d’années, des Nike bleu ciel aux pieds et un jogging noir à l’effigie du club espagnol du Real Madrid est adossé à un mur. Juste devant lui, deux policiers restent en faction.

« Lui, c’est un guetteur, il attend juste que les chtards dégagent pour dire aux autres qu’ils peuvent dealer. »

Comme l’agression du parc, Fabrice m’a déjà parlé de son « zness », les cinquante grammes de haschich qu’il revendait quand il était ado : « J’ai commencé par réparer des vélos, des mobylettes, des scoots, puis des caisses. C’est mon père et mon oncle qui m’ont appris. Je me faisais des petits billets par-ci par-là. Et la weed, c’est arrivé après. Mes parents ont divorcé quand j’étais ado, mais surtout je ne voulais pas être dépendant d’eux pour la thune. Et la drogue, comme tu sais, Bulot, c’est de l’argent facile. »

Fabrice certifie en avoir fini avec la « bicrave », la vente de shit. Tout comme il me garantit ne s’être jamais fait « serrer par les chtards ». 

« J’ai arrêté le jour où j’ai cru que j’allais me faire choper… Je commençais à vraiment devenir parano, et y’avait un hélico qui tournait autour de ma case. J’allais au lycée et l’hélico me suivait encore. Et le soir, en rentrant, il était encore là. Ça a duré une semaine, je crois. Alors, comme un con, j’ai eu peur. J’ai tout jeté. »

Une fois nos verres vidés, on reprend une dernière fois sa voiture. Il s’arrête à un feu rouge. Puis Fabrice passe les vitesses, les rues et les boulevards se succèdent. Sous la pluie battante, il conduit rapidement, évite au dernier moment un Kangoo qui n’avait pas prévenu qu’il tournerait à droite. Fabrice reste calme. 

« Ça serait bien qu’on se fasse une bouffe un de ces quatre. Par contre, la semaine prochaine, je suis d’aprem’. Je finis le taf à 21 heures.

– On se redit.

– Au fait, tout à l’heure, je t’ai dit que j’avais arrêté le deal… En fait, avec cette histoire de caisse, j’ai repris le zness des cinquante grammes, j’ai revendu un peu. J’veux pas baisser mon train de vie pour une voiture, j’veux pas m’empêcher d’aller boire un verre parce que je suis dans le rouge. »

Au même moment, il reçoit un texto. « La came vient d’arriver, passe la chercher si tu en veux », lui annonce en substance son fournisseur. « Je sais pas si je vais y aller, je verrai bien », lâche-t-il un petit sourire en coin. Dans la bouche de Fabrice, ça veut dire oui. 

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