Sur une photo datée d’octobre 1906, ils sourient à l’objectif, André, Ernest, Jean, Émilie, Victorine et Janine ont entre 16 et 35 ans, ils viennent d’emménager dans une ferme désaffectée à Saint-Germain-en-Laye afin d’y créer un lieu collectif. Dans quelques semaines, ils auront installé la bibliothèque, une imprimerie pour éditer à moindres frais les textes qu’ils rédigent et une école libre inspirée de la Ruche créée par Sébastien Faure à Rambouillet « afin que cessant d’être le bien, la chose, la propriété de la Religion ou de l’État, l’enfant s’appartienne à lui-même ». Le dimanche, des dizaines de Parisiens curieux viennent prêter main-forte, on défriche, on débat, on partage gâteaux et chansons. 

Émilie est une des fondatrices de cette « colonie libertaire ». Elle a tout juste 29 ans et déjà quatre enfants, elle a été institutrice dans une école catholique avant de se passionner pour la pédagogie innovante de la Ruche ; l’enseignement religieux, écrit-elle dans l’hebdomadaire L’Anarchie, ne vaut pas mieux que l’école laïque « qui apprend le respect de la Justice, de l’armée, de la patrie, de la propriété, et l’infériorité de l’étranger, une école qui tarit la curiosité native de l’enfant et lui impose une discipline aussi nocive pour le corps que pour l’esprit ».

Depuis qu’Émilie est à Saint-Germain-en-Laye, elle qui adorait peindre et dessiner à main levée n’en a plus le temps, elle le consacre tout entier à rédiger un manifeste antinataliste. Elle se fait rare aux rassemblements de ses compagnons syndicalistes où les discours appelant à la grève générale et au grand soir sont ovationnés ; ce paradis hypothétique qui fait rêver croyants et militants, très peu pour elle. Car, elle en est convaincue, ce ne sont pas seulement les conditions de travail qu’il faut améliorer mais le quotidien. Le sien et celui des femmes qui l’entourent, blanchisseuses, domestiques, couturières et institutrices, celles qui habitent ou passent à la ferme de Saint-Germain-en-Laye et lui confient leur désarroi d’être enceintes pour la quatrième fois, la cinquième fois, elles n’ont pas 25 ans. Émilie le sait, la limitation des naissances, les femmes des milieux aisées la pratiquent sans en parler, ce sont les autres, sans éducation, qui tombent enceintes comme on tombe des nues. Émilie a espéré un moment être ralliée dans ce combat par les féministes, mais une grande majorité d’entre elles rechignent à défendre l’avortement et craignent, en revendiquant l’usage de la contraception, d’être assimilées à des prostituées ; au contraire des anarchistes, elles choisissent de célébrer la maternité et d’acquérir plus de droits pour les mères plutôt que de lutter pour une sexualité libre.

Émilie, elle, n’en a rien à faire de ce qu’on pourrait penser d’elle. Elle est occupée à vivre. Elle creuse, retourne les habitudes et les usages, comment prétendre à un monde libre si on ne l’est pas soi-même ? Aimer une seule personne pour la vie ? Le mariage ? Pourquoi, quand « l’amour ignore les contrats de tout ordre », écrit-elle dans une lettre intitulée Lettre sur l’amour, la beauté, la vie, l’inconstance et quelques autres sujets

Elle n’a peur ni du qu’en-dira-t-on ni des sanctions pénales que pourrait lui valoir une brochure rédigée en 1908 dans laquelle elle prône l’usage du « pessaire à fond », une petite calotte ronde collée sur un anneau fait pour s’adapter sur le col de l’utérus. 

À ceux qui grondent que la contraception est contre-nature, elle rétorque que « tout progrès a toujours été une conquête sur la nature » et fustige les « prêcheurs de fécondité, gens bien lotis des hautes classes… qui exaltent la beauté des grandes familles et en conseillent l’incessant accroissement. Il y a des malins à qui il faut des esclaves ; ils en demandent. Et il y a des imbéciles pour leur en donner ». 

On la réclame dans toute la France, cette conférencière respectée, peut-être parce qu’Émilie ne cantonne pas la contraception à une affaire de femmes : férue de théories néomalthusiennes, elle n’a de cesse de condamner la politique nataliste française, les enfants sont une chair à travail exploitable à l’envi quand ça n’est pas une chair à canon, les guerres, en ce début de siècle, se gagnent encore à grand renfort d’infanterie, des rangées de jeunes corps anonymes et dispensables. Oui, la limitation des naissances est un droit et un devoir humains. Qu’on songe, écrit-elle, à ce que serait un monde dans lequel les enfants seraient enfin désirés, « des individus et non une unité ». Alors ils ne serviraient plus à « assurer la fortune de ceux qui les feront travailler ». 

Fin 1908, Émilie quitte la colonie de Saint-Germain-en-Laye pour une nouvelle série de conférences, c’est en roulotte qu’elle ira de ville en ville avec son compagnon André Lorulot, pourquoi pas jusqu’en Algérie, mais Émilie tombe malade et meurt en route le 6 juin 1909, elle a 32 ans. 

Elle qui se défiait des routes toutes tracées n’aurait sans doute pas été surprise d’être aujourd’hui absente de la « grande » Histoire comme des références féministes. Qu’importe, ses mots, eux, ont continué à cheminer et un demi-siècle plus tard, en 1968, des jeunes filles ont cru les avoir inventés. Elles les ont tracés à la peinture rouge sur des murs et les ont joyeusement scandés dans les rues, ces mots, ce sont ceux d’Émilie Lamotte : « Aux femmes, il faut la libre disposition de leur corps ». 

Illustration Stéphane Trapier

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !