C’est l’une des plus fameuses arlésiennes de la science moderne. Un sujet de fantasmes et de débats qui agite les cercles médicaux comme l’intimité des couples : à quand la pilule pour hommes ? Quand ces messieurs pourront-ils soulager les femmes de cette prise d’hormones quotidienne, parfois désagréable, en tout cas jamais anodine ? Alors que la recherche continue de progresser du côté de la contraception féminine – on prévoit bientôt des gels hormonaux à appliquer sur l’abdomen, ou un implant numérique à activer à distance –, les hommes restent, eux, condamnés à un éventail de choix restreint : le préservatif, le retrait ou la vasectomie (opération de stérilisation). Trois options qui, pour des raisons différentes, s’avèrent peu satisfaisantes, et dont la simplicité interroge : la contraception masculine souffrirait-elle d’un manque de volonté ?

L’idée d’un comprimé pour hommes est en réalité aussi ancienne que la pilule elle-même, et dès l’après-guerre de nombreux chercheurs se sont penchés sur son développement. Mais la conception de la pilule masculine constitue un défi plus ardu que celle de son équivalent féminin. Dans ce dernier cas, on se contente en effet de répliquer un phénomène hormonal naturel, afin de stopper la libération d’un unique œuf par mois. Pour les hommes, en revanche, aucun mécanisme n’est prévu par le corps pour arrêter la spermatogenèse et ses quelque cent millions de gamètes produits chaque jour. Des tests probants ont bien été menés sur les rats dès les années 1950, grâce à une molécule nommée WIN 18,446. Mais lorsque celle-ci a été administrée à l’époque à des prisonniers de l’Oregon, des effets secondaires graves ont été constatés dès lors qu’elle était mêlée à l’alcool. Depuis, la recherche est restée au point mort, ou presque. « Le problème de la pilule pour hommes n’est pas scientifique : nous savons comment la développer », expliquait il y a quelques années le chimiste Carl Djerassi, l’un des pères de la pilule féminine. « Mais aucun laboratoire pharmaceutique ne se risquera à investir dedans, pour des raisons économiques et sociales. Ils ont davantage intérêt à investir dans les maladies gériatriques, ou à développer une pilule contre l’obésité ! » Un tel traitement viendrait de surcroît perturber le très lucratif marché de la contraception, estimé à 33 milliards de dollars à l’horizon 2023. À ces questions de gros sous s’ajoute également un volet juridique : l’époque n’est plus aux tests sauvages, ni à la mise sur le marché d’un produit imparfait, qui engendrerait dépressions, chutes de libido ou sévères crises d’acné. Pour convaincre les autorités sanitaires, la pilule pour hommes doit non seulement faire la preuve de son efficacité, mais aussi de son absence de nocivité – et ce d’autant plus que les hommes seraient potentiellement amenés à la prendre sur une durée deux fois plus longue que les femmes au cours de leur vie.

La demande masculine est pourtant réelle. Selon un sondage de 2012, 61 % des Français se déclaraient prêts à prendre une pilule pour maîtriser eux-mêmes leur contraception. Et plusieurs projets parallèles, conduits par des équipes indépendantes, cherchent actuellement à dénicher la formule miracle. Une équipe américaine, menée par John Amory à l’université de Washington, a notamment repris les tests du WIN 18,446, espérant bloquer la spermatogenèse sans effets secondaires nocifs. Une autre, basée en Caroline du Nord, travaille sur la mobilité des spermatozoïdes, pour mieux les ralentir. À l’université du Kansas, on fonde beaucoup d’espoirs sur le gamendazole, un composé qui empêcherait leur maturation. Mais les financements sont maigres, et les règles de mise sur le marché draconiennes. Parlez-en à ces chercheurs anglais dont la pilule a été boudée par les grands groupes pharmaceutiques parce qu’elle bloquait l’éjaculation (sans pour autant entraver l’orgasme). Et tant pis si cette pilule dite « des draps propres » aurait également permis de freiner l’épidémie de VIH… « La pilule pour hommes se double d’un problème de confiance, ajoute Martin Winckler. Quand bien même les hommes se décideraient à l’adopter, les femmes arrêteraient-elles pour autant leur contraception ? Il y a fort à parier que non, vu qu’elles restent les premières concernées par le risque de grossesse en cas d’oubli. »

En réalité, la prochaine avancée pour la contraception masculine pourrait ne pas prendre l’apparence d’une pilule, mais d’un gel, développé par l’ONG américaine Parsemus. Inspiré par des recherches menées avec succès en Inde depuis les années 1990, le Vasalgel obéit à une technologie simple : une injection unique d’un gel de polymères dans le canal déférent, qui transporte le sperme vers l’urètre, afin de bloquer les spermatozoïdes, tout en laissant passer le liquide séminal. Un processus censé être réversible à tout moment, grâce à une seconde injection contenant un composé qui dissout le gel, et rend à l’homme sa fertilité. Testé sur des lapins, puis sur des chimpanzés, le Vasalgel présente pour l’instant une efficacité sans faille. Un produit similaire, nommé Echo-V, est également en développement, et ne nécessiterait même aucune procédure chirurgicale. Reste encore, pour ces deux concurrents, à surmonter deux obstacles de taille : les essais cliniques sur les humains, puis l’approbation par les autorités sanitaires. Ce ne sera pas avant les années 2020. 

En regardant plus loin encore, on peut imaginer l’avènement à terme d’une contraception d’un genre tout à fait nouveau, au mécanisme révolutionnaire. Des chercheurs de Berkeley, en Californie, ont présenté en juin les contours d’un contraceptif mixte et sans hormones, combinant deux molécules : la pristimérine, présente dans la « vigne du tonnerre divin », une plante utilisée dans la médecine chinoise, et le lupéol, qu’on trouve notamment dans l’aloe vera, la mangue ou la racine de pissenlit. Ces deux composés naturels permettraient de bloquer la stimulation de la progestérone sur le sperme, inhibant ainsi le mouvement des spermatozoïdes nécessaire à la fécondation de l’ovule. Un véritable « préservatif moléculaire » qui pourrait dès lors être synthétisé et utilisé de façon ponctuelle, lors d’un rapport, aussi bien par l’homme que par la femme, mais aussi comme contraceptif permanent sous forme de patch ou d’anneau vaginal. Reste encore à savoir si les résultats obtenus en éprouvette se vérifient, sans effets nocifs, sur les êtres vivants – des tests sur les primates devraient bientôt débuter, avant une éventuelle expérimentation humaine. Sans oublier la question de la production industrielle de ces composés naturels, indispensable pour envisager un marché de masse. Autant dire que la pilule de demain n’est pas encore pour demain... « C’est une des blagues récurrentes dans notre milieu », ironise à ce sujet le chimiste John Amory. « Cela fait quarante ans qu’on sera prêt dans cinq ans.  »  

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