Mon fils Raphaël est rentré un midi de l’école, très énervé, et m’a annoncé de but en blanc : « Je ne veux plus jamais aller à l’école. » Il était en quatrième. Il disait qu’il en avait marre des profs et qu’il ne voulait plus les voir. Il a fallu que je me fâche pour qu’il reprenne les cours l’après-midi. Et puis, le soir, il est revenu dans le même état, aussi révolté et braqué. En fait, sa professeur d’espagnol lui avait mis un zéro parce qu’il avait oublié ses affaires. Il ne supportait pas cette injustice et ne voyait pas comment il pourrait remonter sa moyenne. Il était démoralisé et démobilisé. Je trouvais qu’il exagérait. Je me suis dit que ça allait lui passer. Mais, quelques semaines plus tard, il a bien fallu me rendre à l’évidence. Ce n’était pas une incartade. 

L’école est devenue le centre de tous nos conflits. Raphaël séchait les cours, il ne faisait plus ses devoirs et ses notes étaient en chute libre. Lui, qui était avant cela l’un des premiers de sa classe en mathématiques et en sciences, était devenu en quelques mois le dernier en tout. Son idée de quitter l’école grossissait de jour en jour et il se montrait de plus en plus indiscipliné. Plusieurs fois collé pour son mauvais comportement, il a fini par être renvoyé temporairement, une petite victoire pour lui qui, de cette façon, échappait à sa « prison ».

Mes punitions étaient toutes plus inefficaces les unes que les autres. Ordinateur, scooter confisqués. Argent de poche suspendu. Sorties interdites. Remontrances. Rien n’y faisait. Je le forçais à aller à l’école. Il s’y rendait physiquement mais, dans sa tête, il en était complètement absent. Que fallait-il faire ? Accepter qu’il quitte l’école à 13 ans ? Ce n’était même pas juridiquement possible !

J’ai beaucoup culpabilisé à cette période, pensant que j’avais mal suivi la scolarité de mon fils, que j’avais loupé quelque chose… mais je ne savais pas quoi. J’étais rongée par le stress, parce qu’il me fallait sans arrêt aller au collège rencontrer les professeurs. Je devais quitter mon travail pour partir à sa recherche quand il fuguait du collège. Il n’était jamais loin. Parfois même, il était caché quelque part dans l’établissement.

Le plus difficile, c’était d’avoir perdu la relation complice que nous entretenions tous les deux. Raphaël avait toujours été un enfant doux, avec du caractère certes, mais calme. Je ne le reconnaissais plus. Et puis un jour, lors d’une dispute, il s’est mis à pleurer et m’a dit ces mots que je ne pourrai jamais oublier : « J’ai de la merde dans le cerveau. Tu ne comprends pas ! Je suis nul pour l’école. Je voudrais te prouver ce que je vaux. Je te le prouverai quand j’aurai un travail, un vrai. »

J’ai pris la dimension de son mal-être. Je lui ai alors proposé de poursuivre sa scolarité dans une voie professionnelle qui lui plairait et de viser un CAP. Il a envisagé la mécanique moto et la situation s’est temporairement apaisée, avant que ses résultats ne chutent de nouveau. 

Grâce à Annie Bonnard, principale dans un collège de Bourgogne, j’ai appris que mon fils était un « décrocheur ». Je n’avais jamais entendu ce mot-là, mais il avait du sens. Mon fils avait donc attrapé une maladie scolaire, le décrochage ! Mais comment l’avait-il contractée ? Quel était le traitement ? Annie n’a pas eu la langue de bois. Elle m’a répondu que l’école était en grande partie responsable, que je n’avais pas à culpabiliser, mais que la guérison serait longue, très longue.

Réconcilier Raphaël avec l’école n’allait pas être simple mais j’ai décidé de m’atteler à cette tâche. J’ai arrêté de regarder ses notes et de le juger sur ses résultats scolaires. J’ai plutôt regardé ses progressions. Évidemment, c’est déconcertant de féliciter son fils quand il est passé d’un 3 à un 4 de moyenne. Le fait que je sois « de son côté », comme il dit, a cependant changé son attitude. Il a retrouvé sa bonhomie et sa douceur, même à l’école. J’allais à la rencontre de ses professeurs pour désamorcer les conflits.

Mais en fin de troisième, ce fut la catastrophe, celle qui nous a achevés et dont on a encore du mal à se relever aujourd’hui, quatre ans plus tard. Avec le système d’affectation des élèves selon leurs notes, trop méritocratique, forcément, lui qui n’avait récolté que des « bâches » n’a pas été accepté en CAP. Nous avons passé l’été à solliciter des garages de la région pour trouver une alternance, mais ils ont tous refusé avec les mêmes arguments : à 14 ou 15 ans, ils sont trop jeunes, les contraintes administratives et de sécurité prennent en conséquence des proportions ingérables pour les patrons. Un lycée avait des places vacantes, en bac pro « Maintenance des équipements industriels ». Raphaël était cinquième sur la liste d’attente, mais le seul à pouvoir habiter dans la commune de l’établissement (ville de résidence de son père), et comme il n’y avait plus de place en internat, il a été accepté. J’ai déménagé pour le suivre. De mon côté, je voyais arriver ces trois années d’un très mauvais œil. Cette orientation à l’échec ne pouvait être que vouée au désastre. Raphaël allait suivre ce cursus en trois années certes, mais en déclenchant vagues, marées et tempêtes. Mais toujours en évitant le naufrage, parce qu’il avait gagné en maturité et savait de mieux en mieux doser les risques de renvoi définitif. J’avais raison : ce fut infernal pour tout le monde – professeurs, proviseurs, CPE, moi, et surtout Raphaël qui, lui, a replongé dans la mauvaise estime de soi, la sensation d’échec, la rébellion et, maintenant qu’il avait grandi, ressentait l’angoisse de l’avenir. 

Bon an mal an, il est arrivé en terminale. Il a passé son bac, et il l’a loupé de seulement quelques points après le rattrapage. Mais il est allé jusqu’au bout, il a le niveau et c’est déjà beaucoup. 

J’aurais tellement voulu qu’il comprenne qu’apprendre est un privilège, que découvrir est un plaisir, que les savoirs sont les nourritures de la vie. Qu’il se réconcilie avec l’école, qu’il ne se ferme pas cette porte et qu’il pense à y revenir un jour par envie d’aller plus loin. Mais le lendemain des épreuves du baccalauréat, il n’était plus question de lui parler de formation. Terminé ! Raphaël est parti chercher du travail. Il a décroché un CDD dans une entreprise d’aménagement paysager pour les deux mois d’été. Il a pris son indépendance et il est fier de cette expérience qui le « répare ».

Il y a quelques jours, Raphaël m’a annoncé que son patron allait peut-être le prendre en apprentissage pour suivre un BTS agricole. Il a même trouvé une école où il serait accepté !

Si, quand mon fils a décroché, les professeurs ont baissé les bras et l’institution a été trop rigide, moi je n’ai jamais rien lâché, et j’ai gagné. Je crois que la souplesse d’esprit est une arme puissante pour vaincre le décrochage. Elle permet de s’adapter et de continuer à construire, même à contre-courant, en pleine tempête. 

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