Qui sont les quelque 100 000 jeunes décrocheurs qui sortent chaque année du système scolaire sans diplôme ?

Il y a autant de profils que de décrocheurs. Notre expérience au Clept, depuis dix-sept ans, nous a montré que toutes sortes de jeunes sont amenés à décrocher : des filles et des garçons, des ruraux et des citadins, des enfants issus des catégories socioprofessionnelles supérieures aussi bien que de familles plus pauvres, des jeunes qui ont connu des vies difficiles ou plus préservées… Plutôt que la recherche d’une typologie introuvable, c’est l’étude des causes qui permet d’expliquer le décrochage scolaire.

Quelles sont alors les causes du décrochage scolaire ?

Les causes sont multiples et se combinent bien souvent, mais elles ont toutes un dénominateur commun : l’incapacité de l’école à construire les conditions pour que chacun y trouve sa place. Bien sûr, le décrochage survient plus aisément dans une famille défavorisée, mais ce n’est pas l’origine sociale qui fait décrocher. C’est donc que la responsabilité de l’école est très forte. La plupart des jeunes que nous accueillons au Clept sont des enfants qui, avant de « décrocher », n’ont jamais accroché. Des jeunes aux vies chaotiques, hyperactifs, consommateurs de drogues diverses. Des enfants victimes de harcèlement scolaire, qui ne sont généralement pas repérés dans les établissements, faute d’espaces de parole et de confiance. Des enfants à « haut potentiel » également, et qui ne savent pas quoi faire de cette étiquette dont on les a affublés. En réalité, des enfants hors de la norme, qui se trouvent désarmés face à une école qui ne sait pas composer avec la diversité humaine, et dont ils se retrouvent mécaniquement exclus. Car l’école ne dispose au mieux pour eux que de dispositifs spécifiques, souvent perçus comme des lieux de relégation. Et à côté de cela, il y a aussi beaucoup de jeunes qui n’ont pas ces étiquettes, et qui décrochent, qu’ils soient ou non en difficulté scolaire. Certains jeunes décrochent tout simplement par mesure de sauvegarde, parce que l’école ne peut pas leur permettre de mener une vie apaisée.

Pourquoi l’école ne sait-elle pas les intégrer ?

Ce que l’école n’a pas su leur montrer, c’est à la fois ses règles et ses enjeux. Elle n’a pas su expliciter le contrat qu’elle noue avec chacun des jeunes, ni établir les conditions d’une réelle interlocution, fondée sur l’estime réciproque, avec les enseignants.

Les enquêtes PISA montrent bien que le mal-être à l’école est crucial en France. L’institution scolaire doit se poser des questions sur sa capacité de bienveillance et d’accueil, sur sa conviction que tout le monde peut apprendre à l’école. Vincent Peillon, lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale, a eu le mérite de mettre ce sujet sur la table, via notamment le rapport explosif d’Anne Armand sur les causes du décrochage scolaire. Ce dernier pointait très clairement, et pour la première fois, la responsabilité de l’école, bien avant les éventuels handicaps socioculturels. 

Les enseignants sont-ils en cause ?

Non, il ne faut pas en vouloir aux enseignants, qui ne font qu’appliquer ce qu’on leur a appris et ce qu’on leur demande. Mais il est certain que des changements doivent être apportés de ce côté. Il faut que les enseignants aient le souci, à chaque instant, de transformer les jeunes qui fréquentent leur établissement en élèves. Aujourd’hui, on considère cela comme automatique, mais ce n’est pas le cas. Cela implique une réforme profonde de l’école, que ce soit au niveau de la formation des enseignants ou dans l’instauration d’un travail véritablement collectif au sein des équipes pédagogiques. Hélas, les réformes engagées en ce sens ont très vite été freinées.

L’Éducation nationale se targue néanmoins d’une forte réduction du nombre de décrocheurs, de 140 000 à 98 000 jeunes en cinq ans. Est-ce la preuve de l’efficacité des dispositifs mis en place ?

Il y a eu un réel effort de repérage des décrocheurs. Des plateformes ont été montées, en réseaux, pour que les jeunes en question soient détectés, puis orientés vers les dispositifs appropriés. Mais que leur propose-t-on ? Avant tout des dispositifs de réinsertion, que ces jeunes acceptent de suivre car on leur promet une rémunération à la clé, que ce soit le service civique, la Garantie jeunes ou les écoles de la deuxième chance. Mais ces dispositifs ne sont pas de vraies écoles, ce sont des lieux d’insertion pour décrocher un emploi. Certes, ils ont pu absorber une partie des décrocheurs, ce qui est positif à court terme, mais je m’interroge sur l’avenir : ces jeunes sans qualification vont-ils poursuivre leur insertion, ou vont-ils gonfler à terme la cohorte des chômeurs ? Depuis le lancement du Clept, en 2000, plusieurs structures de retour à l’école se sont ouvertes en France, une ou deux par académie. Elles ne sont pas toutes équivalentes, mais un effort a été fait. Elles restent néanmoins quantitativement beaucoup moins importantes que les offres de réinsertion proposées aux jeunes. 

Que propose aux décrocheurs un établissement comme le Clept ?

Le Clept ouvre ses portes à des jeunes qui pour certains n’ont même pas fini le collège. Il leur propose d’abord un passage par un module de raccrochage, qui doit leur permettre de se réconcilier avec leur capacité d’apprentissage. Celui-ci débouche soit sur la poursuite d’une formation hors du Clept – lycée agricole, formation technique ou professionnelle… –, soit sur un enseignement dans nos murs, jusqu’à un bac dans la filière générale. Enfin, le Clept propose des formations aux personnels éducatifs, par des stages d’immersion, des colloques ou des ateliers sur la prévention du décrochage, afin de partager l’expérience que nous avons accumulée.

Pourquoi le Clept réussit là où des établissements traditionnels échouent ?

Lorsqu’on écoute les enfants décrocheurs, on s’aperçoit que ce sont de puissants analystes des insuffisances de l’offre scolaire. Leurs propos nous ont permis de mieux comprendre les processus de décrochage, et donc de développer des propositions pour les raccrocher. La première mesure, c’est de les assurer du respect qu’on leur porte en leur proposant une éducation élitaire, que ce soit par l’initiation à la philosophie ou le développement des pratiques culturelles, comme dans les établissements huppés. Ensuite, nous nous attachons à rester attentifs à leur parole, que ce soit au sein même de la classe, dans des entretiens individuels, ou lors de modules collectifs, baptisés « Fenêtre sur cours », qui permettent de mieux comprendre ce qu’ils ont reçu. Nous leur reconnaissons aussi un droit à l’erreur, fondamental pour apprendre. Il faut réinstaurer chez ces adolescents à la fois la confiance et la maîtrise de leur apprentissage, les rendre étudiants au sens plein du terme, qu’ils aient décroché en quatrième ou en terminale.

Cela implique-t-il un effort financier important ?

Pas du tout. Un audit récent a montré qu’un élève au Clept ne coûtait pas plus cher qu’un élève lambda de l’Éducation nationale. En revanche, cela implique une organisation très différente, qui redéfinit la professionnalité en demandant aux enseignants, outre leurs cours, d’animer une vie de classe sur des sujets multiples, de faire du secrétariat, de participer à une forme de collégialité.

Êtes-vous soutenus par l’Éducation nationale dans ce projet ?

L’Éducation nationale nous soutient, puisque nous agissons en son sein depuis dix-sept ans. Mais elle n’exploite selon moi pas suffisamment notre savoir-faire, qui nous permet d’amener des élèves que l’école a rejetés vers le bac et l’université. Chaque jour, nous montrons que n’importe quel jeune est capable d’apprendre et d’acquérir les enseignements fondamentaux qui lui permettront ensuite de faire des choix. Nous n’avons rien inventé : l’Éducation nouvelle, à la fin du xixe siècle, prônait déjà les principes que nous défendons.

Peut-on repérer les futurs décrocheurs ?

Il y a aujourd’hui un mouvement nord-américain qui tend à confondre prévention et prédiction, en singularisant très tôt les enfants hyperactifs ou provenant de familles défavorisées. Je me méfie de ces prédictions parfois autoréalisatrices. En revanche, on peut faire de la prévention au sein des établissements en surveillant certains indices souvent révélateurs : la chute des résultats scolaires, l’oubli récurrent du matériel, le silence croissant de l’élève, son isolement, son incompréhension face à ce que lui demande l’école.

Quel peut être le rôle des parents dans une telle situation ?

Le rôle des parents est indispensable, mais la question scolaire mine les rapports familiaux. Une étude menée par Jean-Pierre Terrail a montré que seuls 35 % des parents ont fréquenté l’école de façon heureuse, tandis que 15 % ont décroché et que la moitié gardent de l’école l’image d’un lieu de galère. Comment ces parents vont-ils transmettre l’envie d’aller à l’école quand eux-mêmes l’ont si mal vécue ? C’est un vrai sujet de société, qui doit nous interroger sur la bienveillance de l’école, afin qu’il n’y ait plus tant d’enfants à s’y rendre chaque matin avec la boule au ventre.

Quelles sont les conséquences, au niveau national, d’un échec scolaire si lourd ?

C’est d’abord le gonflement de la cohorte des NEET, ces jeunes qui ne sont ni étudiants, ni employés, ni stagiaires : en France, leur nombre s’élève actuellement à 1,9 million. C’est une perte énorme pour la richesse du pays, qui gaspille toutes ces intelligences partagées. En termes humains, il y a là aussi un enjeu essentiel. Nous voyons bien au Clept combien le raccrochage peut permettre à ces jeunes de passer d’un présentéisme de survie à la possibilité de conjuguer leur vie au futur. Pour la jeunesse d’un pays, c’est considérable. Car les décrocheurs sont dans la désespérance, le repli sur soi, la consommation de drogues ou d’écrans. Le décrochage scolaire a toujours existé. Mais, aujourd’hui, il n’y a plus d’insertion possible sans un passage par l’école. Lorsque vous n’avez plus ce passeport-là, vous êtes privé d’avenir, privé de rôle social, privé d’identité. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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