Lenteur excessive de la lumière du matin qui tarde à monter. Au café, le double express que l’on m’a servi est excellent, chose rare aux abords des gares. Le Havre se réveille sous un ciel plombé. On me demande si je désire un croissant. Je remercie poliment le cafetier, j’ai mal au cœur. Sans doute l’appréhension. Ce n’est pas la première fois que je me rends dans une maison d’arrêt pour animer un atelier d’écriture. Les détenus apprécient les rencontres avec les écrivains. La fondation qui m’envoie cette fois-ci m’a recommandé auprès du quartier des mineurs. Ce matin, je vois l’un des garçons. Je ne sais rien de lui. On m’a dit qu’on m’expliquerait son cas sur le chemin de la prison.

Une femme entre dans le café, arborant un grand sourire. C’est presque trop. Elle pile sur moi et me serre la main. – Vous êtes Paul, je suppose ? Je lui réponds que c’est bien moi. – La maison d’arrêt est à l’extérieur de la ville. On en a pour un bon quart d’heure.

Dans la voiture, Julie – c’est son prénom – ne cesse de parler. Je ne desserre pas la mâchoire. Me contente de hocher de la tête pour dire oui à tout ce qu’elle me raconte, quoi qu’elle me raconte. Le mal de cœur est plus intense que tout à l’heure : l’effet du jeûne combiné à celui de l’appréhension qui doit monter. Elle parle trop, beaucoup trop, c’est suspect. J’apprends que Bachir a 15 ans, qu’il a redoublé plusieurs fois et a été incarcéré après avoir mis le feu à la bibliothèque de son collège. Avant l’incendie, il était un élève sans histoires. Je demande à Julie si c’est une bonne idée de parler littérature à un gamin qui a fichu le feu à des livres. – C’est un antidote excellent, pérore-t-elle. Je rétorque que rien n’est moins sûr et la voilà qui fait la moue. Elle doit me trouver défaitiste. Le zèle de tous ces gens versés dans la culture et le social me fatigue tellement. La fin du trajet est pénible. Je ne pipe toujours mot et, du coup, elle non plus.

On me sert un thé infâme dans le bureau de la directrice qui tenait à me parler de son établissement : ouvert sur l’extérieur, paisible, proposant une foule d’activités culturelles aux détenus. L’envie de lui dire que sa maison d’arrêt n’a rien à envier au Club Med m’effleure un instant. Je choisis de me taire. Je garde mes mots pour lui. Pour Bachir.

Il est très beau. Un visage aux traits féminins. Quand je suis entré dans sa cellule, il s’est levé d’un bond du lit où il était allongé. Il a mis du gel dans ses cheveux, presque bleus tant ils sont noirs. Son survêtement satin est impeccable. Il m’attendait. – Ma grande sœur est passée hier. Elle m’a apporté ce carnet. Pour écrire. Écrire avec vous.

Il foudroie la directrice du regard. Elle comprend que sa présence dans la cellule est inopportune. Elle me laisse seul avec le gosse.

Bachir me tend le carnet où il a écrit alpha, bêta, gamma… – les lettres grecques. L’alphabet. Je lui réponds que c’est très beau. Il reprend le cahier, en tourne quelques pages et me montre des phrases écrites en grec ancien. – Ainsi tu aimes le grec ? – Beaucoup. Au collège j’étais le meilleur de ma classe. C’était facile. – Facile ? – Personne ne connaissait l’alphabet au départ. On était tous à égalité et j’ai été le plus rapide. – Ton professeur devait être fier de toi. – Oui. Mais c’était un remplaçant. Il n’est pas resté et la classe de grec a fermé. Au bahut ils ont dit que de toute façon on n’était pas assez forts pour le grec. Mon prof a été remplacé par une dame qui me détestait. Elle me trouvait prétentieux. Elle me disait que le grec n’était pas le plus important et qu’avant tout, il fallait parler et écrire correctement le français. À ce jeu-là, j’étais moins bon. J’ai toujours été mauvais en orthographe, depuis le primaire. Il n’y avait qu’avec les mots grecs que je m’en sortais. – Comment cela s’est-il passé avec elle ? – Je me suis assis au fond de la classe. – Et ? – Et c’est tout. L’école ne m’a plus intéressé. Vous savez pourquoi je suis ici ? – Oui.

Je demande à Bachir s’il m’autorise à écrire dans son carnet. Le gamin aux longs cils acquiesce. J’inscris en haut d’une page : Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… – Ulysse, je sais qui sais. C’est un héros. Notre prof de grec nous a lu Homère. Là, regardez, j’ai copié des phrases. – Bachir, tu penses que tu pourrais continuer l’histoire du poème ? – Vous rigolez ? Je n’ai pas fait de beau voyage. Je suis coincé ici. Je ne sais pas quand je sortirai. – Moi, je sais comment tu peux sortir. – Avec la poésie, c’est ça, hein ? Vous allez me faire le coup des mots qui libèrent. Vous êtes tous des cons.

Je me tais. La nausée revient. Ce qui est arrivé à Bachir, je le connais par cœur. Manque d’empathie à l’endroit d’enfants qui ne demandent qu’à être embarqués dans un cours où sera dispensée une culture exigeante. Condescendance de ceux qui nivellent par le bas, alors que les élèves ont l’intuition de la beauté et méprisent la démagogie qui se drape des faux arguments de l’égalitarisme. Or, avec la musique et les images d’un nouvel alphabet, Bachir rejoignait les meilleurs, les humanités confondant niveaux et zones d’éducation.

– Vous comprenez pourquoi j’ai foutu le feu à la bibliothèque ? – Je le devine. – J’étais enragé. La seule chose qu’on m’avait apprise c’est que certains livres n’étaient pas pour moi. Alors je les ai brûlés. Et surtout je ne voulais pas que les autres puissent lire les livres qu’on m’avait interdits. J’avais vu que dans la bibliothèque il y avait du grec. Des livres orange, avec le texte en grec sur la page de gauche. Avant de démarrer le feu, j’en ai ouvert un au hasard. Je me rappelle encore du nom de l’auteur : Thucydide. Et ça va vous sembler bizarre, mais j’avais l’impression de comprendre les mots et qu’ils me parlaient du feu. – Je ne pense pas que Thucydide ait écrit quelque part qu’il faille incendier les bibliothèques. – Si. C’est ce que le livre disait.

Bachir dit à voix haute l’alexandrin que j’ai calligraphié sur les petits carreaux de son carnet. – Heureux qui comme Ulysse… Puis il stoppe sa lecture à la césure, décrète qu’ici il est malheureux et qu’il ne peut pas continuer l’histoire. Il ajoute qu’il attend son jugement mais qu’il a bon espoir : il a lu dans Homère qu’Hadès pouvait être clément. 

Illustration Stéphane Trapier

 

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