Dans le schéma corporel externe du corps humain, non seulement la main est surreprésentée, mais elle en est le mode principal d’organisation, pour la psychologie. Il m’apparaît que, spontanément, le vocabulaire de notre langue, et probablement de toutes, donne à la main la même prépondérance : abondance de synonymes partiels (menotte, patte, paluche…), lexique apparenté (de bras à ongle, passant par avant-bras, poignet, paume et dos, doigt, phalange… sans oublier le poing), myriade d’expressions, certaines conservant la parole du passé (ne pas y aller de main morte, faire main basse…), d’autres employées mais non pas analysées (passer la main, se faire la main), toutes ou presque caractérisant l’une des fonctions de cet organe double, à l’origine de toute orientation, puisque la droite et la gauche construisent même la vie politique en un clivage aujourd’hui contesté.

Quelle que soit la langue, le mot qui exprime ce « propre de l’homme » qu’est la main, dans son fonctionnement, entraîne une nuée de métaphores qui en disent les étranges pouvoirs. Cuvier avait déjà noté ce fait : avec une physiologie apparente très proche, les « mains » des quadrumanes ont des pouces plus courts, interdisant la prise de petits objets, et surtout ne sont guère capables d’indépendance. Un bonobo, malgré sa proximité affective avec l’être humain, ne sera jamais bon pianiste.

Car dire les mains, c’est aussi dire l’action, le geste, le métier (haï par Rimbaud : « La main à plume vaut la main à la charrue. – Quel siècle à mains ! ») ; c’est dire l’outil par excellence, c’est exprimer le travail, la technique et les arts, et l’hominisation elle-même.

« Un signe de la main. » Cette banalité évoque ce fait majeur : tout être vivant est source de signes, et ceux que la main est capable de faire naître, chez l’humain, accompagnent et modulent ceux que la bouche produit. Fonctionnellement, la main est la sœur de ce qu’on appelle la langue, alors qu’il s’agit de bien plus. Et le langage même, plus subtil que ceux qui s’en servent, l’admet : ne dit-on pas « parler avec les mains ». Subtilissime, Montaigne, dans l’Apologie de Raimond Sebond, énumère 47 verbes exprimant diverses fonctions, toutes liées au langage, oral et écrit. Il achève ainsi ce passage, qui commence par « Quoi des mains ? » : « … réjouissons, complaignons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, écrivons, taisons ; et quoi non ? » Et quoi donc ? Mais le geste, le coup, la caresse, le doigté, le toucher. La main est mère du symbole, et aussi de la prise humaine sur le monde, jusqu’à la destruction de la nature par ces apprenties sorcières, nos deux mains.

Dans le lexique, en effet, il ne suffit pas d’apprécier la présence insistante du vocable français et de son ascendance latine : manuel, manier, manuscrit, manette, maniable et même manier, manière…, à côté de main-d’œuvre ou de mainmise. On peut se souvenir qu’une activité salvatrice, la chirurgie, proclame en grec les pouvoirs de la main (kheir) en acte (ourgos, dont nous retrouvons la racine dans énergie).

Dans Astérix chez les Bretons, on se dit « secouons les mains », et le comique vient du mot à mot français de shake-hand. Les Grands-Bretons « secouent » leur main et celle de l’autre en signe d’accueil et de confiance ; les francophones les « serrent ». Jacques Cartier, en 1534 – date de son premier voyage au Canada –, témoigne que les Amérindiens frottaient de leurs mains ouvertes le capitaine du navire qu’ils saluaient ainsi. Diversité des gestes ; identité humaine pour la bienveillance et la bienvenue : « nous ne sommes pas armés ». La paix pourrait s’appeler « les mains nues ». 

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