La main est-elle le propre de l’homme ?

Elle ne l’est pas vraiment dans son architecture, mais elle l’est dans ses multiples usages, qui vont des fonctions motrices – prendre, repousser, frapper – jusqu’aux fonctions les plus symboliques, comme la main qui bénit ou qui condamne. La main sert au langage, elle ponctue l’expression, voire, chez les sourds-muets, est l’instrument principal du langage. Mon approche de physiologiste et de psychologue consiste à regarder la façon dont la main, dans ses mouvements et dans ses perceptions – car on ne peut plus séparer aujourd’hui percevoir et agir –, s’intègre à ces différents comportements humains, du plus moteur au plus symbolique.

Que se passe-t-il lorsqu’on écrit ?

Il y a plus de trente ans, le chercheur Paolo Viviani a étudié la cinématique de la main et du crayon pendant l’écriture. Il a découvert une loi générale du mouvement qui veut que lorsqu’on écrit, il existe une relation entre la vitesse de la main le long de la trajectoire et la courbure : quand la courbure est grande, la vitesse est faible. On ralentit dans les virages ! Cette loi est extraordinaire : elle est vraie pour tous les gestes naturels, que l’on écrive avec le doigt, avec la main, avec la langue ou avec les pieds sur une plage. Une autre découverte a été faite, d’ailleurs par les mêmes gens, en regardant les gestes de la main durant le dessin ou l’écriture, qui n’est rien d’autre qu’un dessin sophistiqué. On produit l’écriture avec des segments du corps – le bras, l’avant-bras, la main, les doigts – qu’on coordonne ; eh bien, cette deuxième loi dit qu’il y a une relation très étroite entre les angles des différents segments pendant les mouvements de la main et du bras, qu’on écrive tout petit ou très grand, en lettres latines, en calligraphie arabe ou en idéogrammes chinois. Cela signifie que le cerveau n’a pas besoin de contrôler indépendamment, pendant l’écriture, les centaines de muscles qui composent les dix segments impliqués. La coordination fine est déléguée à des centres sous-corticaux. Tous les mouvements naturels de la main obéissent à ces lois qui ont l’air de compliquer, mais qui simplifient : c’est la « simplexité », le titre d’un de mes livres. En contraignant l’exécution, elles simplifient la commande par le cerveau. Elles automatisent mais en même temps permettent la généralisation. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, la main a pu acquérir chez l’homme la fonction symbolique. La commande de la main pendant les gestes est exprimée dans le cerveau de façon très générale ; ce qui permet des abstractions, la mise en relation des aires du cerveau qui contrôlent la main avec des aires ou des réseaux concernant les émotions, la mémoire, les valeurs.

Est-ce différent quand on écrit avec les doigts sur un clavier, avec les pouces sur un téléphone portable ?

Tous les gestes de la main obéissent à des mécanismes qui permettent aussi la rapidité. Quand Daniel Barenboim joue du Rachmaninov au piano, ce ne serait pas possible pour son cerveau d’aller contrôler individuellement le mouvement de chaque doigt, il faut qu’il y ait une délégation. On connaît mieux désormais par l’IRM fonctionnel, par le travail avec les neurologues, par l’enregistrement neuronal chez le singe, comment se distribue cette hiérarchie des mécanismes entre les membres, la moelle, les muscles, jusqu’à ces parties du cerveau qui contrôlent les synergies.

Pour parvenir à une grande virtuosité, le musicien doit s’exercer : apprend-il des choses à ses doigts ou à son cerveau ?

La question est : comment passe-t-on d’un geste nouveau à un geste automatisé ? Quand on apprend une séquence de mouvements, on active des aires spécialisées du cortex préfrontal : c’est vrai pour les gestes de la main, mais aussi pour les mouvements oculaires. La partie préfrontale, c’est là que s’élaborent les stratégies, que se prennent les décisions. À force de répétition, quand le geste est appris et devient un automatisme, on voit l’activité disparaître dans le cortex préfrontal et apparaître dans une aire plus profonde du cortex frontal appelée aire motrice supplémentaire. Ainsi, la partie préfrontale se trouve libérée pour apprendre des choses nouvelles– c’est ce qui est fabuleux !

Comment expliquer que les gestes de la main et les mouvements oculaires obéissent aux mêmes mécanismes ?

L’œil et la main ont partie liée. Le mouvement est toujours anticipé par le regard. Quand avec la main je veux saisir un objet, l’œil se dirige vers l’objet avant que la main ne parte. Empoignez la bouteille qui est là à votre droite… Voilà, vous l’avez regardée. Qu’est-ce que le regard ? C’est un harpon lancé vers l’objet qu’on veut saisir. Une commande donnée par votre cerveau à votre œil – et à votre tête, qui a bougé aussi parce que l’angle était supérieur à dix degrés – a préparé la géométrie de la direction de la main. Autrement dit : vous avez simulé avec votre œil et votre tête ce qu’allait faire votre main. Et ça, c’est parce que le mouvement de l’œil est la chose la plus rapide que le cerveau soit capable de faire : 30 à 40 millisecondes. Supposons que l’objet visé soit la balle que Nadal vient de propulser vers vous à Roland-Garros, à 150 km/h. Si vous deviez déplacer votre raquette vers là où est la balle au moment où vous la voyez, jamais vous ne l’attraperiez. Par le regard, associé à la vision du mouvement, qui est sous-tendue par le colliculus supérieur – une structure cérébrale très développée, par exemple, chez les oiseaux –, le cerveau anticipe la position future de l’objet en mouvement et permet à la main – ou à la raquette – d’aller toucher l’objet là où il va être.

Justement, les sportifs, ou les artistes, sont-ils soumis de la même façon que les autres à ces lois du mouvement ?

Pour le mouvement naturel, oui. Les artistes, les artisans, les sportifs utilisent bien sûr ces lois élémentaires mais une partie de leur art consiste à les casser. J’ajoute que ces lois naturelles ne contraignent pas seulement la production du mouvement, mais aussi la perception. Tout mouvement effectué selon les lois du mouvement naturel est perçu immédiatement comme venant d’une créature vivante. L’intérêt, du point de vue de l’évolution, est que, dans la forêt, quand on voit bouger quelque chose, on peut instantanément détecter qu’il y a là une bête, amie ou ennemie. Cette relation immédiate permet à celui qui perçoit de simuler dans son cerveau le mouvement que fait l’autre. Quand je fais un geste de préhension, au même moment dans votre cortex, le même neurone que le mien s’active, vous avez envie de prendre, vous simulez la préhension. Ces « neurones miroirs » sont l’une des plus grandes découvertes des neurosciences cognitives modernes, qui prouve définitivement que percevoir, c’est simuler une action. La capacité de notre cerveau à simuler l’action nous permet de prendre des décisions. À partir du moment où l’on est engagé dans l’action, c’est trop tard. Tout se joue en 200 millisecondes : manger ou être mangé.

Est-ce que l’homme moderne, le parent, doit être attentif à des gestes en particulier ?

Oui, l’homme sensible, et la femme sensible, doivent retrouver la dimension émotionnelle du geste. Une équipe de pédopsychiatres de Pise a montré que, chez les enfants prématurés, la caresse permet d’améliorer le développement de façon spectaculaire, avec des données biologiques mesurables. Et puis il faut s’intéresser aux gestes qui vont être faits dans le monde virtuel par les avatars. Dans une expérience de vol virtuel, je contrôle mon vol avec les mains : le corps réel est engagé. Il y a une expérience qui s’appelle la main de caoutchouc. Vos mains sont posées sur la table, la gauche est couverte par un papier. À côté, visible, repose une main de caoutchouc. L’expérimentateur va taper avec une baguette sur la main visible et sur la main de caoutchouc : au bout de très peu de temps, vous aurez la sensation de ressentir la baguette sur cette main inerte et extérieure à vous. Cela signifie que le cerveau a la capacité de lui attribuer des caractéristiques corporelles, de l’assimiler à son schéma corporel – le double cérébral du corps. Vous voyez les conséquences : tous ces gosses qui ont deux, trois, quatre avatars dans des mondes virtuels, vont faire plusieurs heures par jour des choses avec leurs mains, leurs bras virtuels. Il y a un risque sérieux de perte d’identité. 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !