Ceci se passait en un temps où les gens possédaient encore la vertu précieuse de faire, comme on dit, « des folies » – suffisamment du moins pour que les rouages du monde, à la différence d’aujourd’hui, ne grincent pas trop fort –, un temps où bouffons et serveurs de thé gagnaient bien leur vie à vendre des histoires drôles pour chasser tout nuage du front serein des grands seigneurs et de la jeunesse dorée. C’était à qui serait le plus beau. Tous en venaient à se faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du Ciel ; et somptueuses, voire puissamment odoriférantes, lignes et couleurs dansaient alors sur la peau des gens.

Pour se rendre aux quartiers galants par la « piste dite aux chevaux », les visiteurs en palanquin choisissaient les porteurs les plus richement tatoués, et c’est pour les hommes à beaux tatouages que les belles de Yoshiwara, de Tatsumi avaient le coup de foudre. Il va sans dire que piliers de tripots et sapeurs-pompiers se faisaient tatouer, mais aussi les bourgeois et, plus rarement, les samouraïs. Aux concours de tatouages, les participants, tapotant chacun son épiderme, échangeaient leurs critiques, exaltaient l’originalité du motif de leur invention.

Un jeune tatoueur du nom de Seikichi était orfèvre en la matière. C’est par dizaines que les clients déployaient le satin vierge de leur épiderme sous la pointe de ses pinceaux. La plupart des tatouages les plus hautement prisés étaient des œuvres de sa main. Si Darumakin passait pour le spécialiste des tons dégradés, si de Karakusagonta on portait aux nues les tatouages au cinabre, Seikichi les surpassait encore en réputation par ses singulières compositions et la souplesse voluptueuse de ses tracés. Quand la pointe de ses aiguilles pénétrait les tissus, la plupart des hommes gémissaient de douleur, incapables d’endurer plus longtemps le martyre des chairs tuméfiées, cramoisies, gorgées de sang ; et plus déchirantes étaient les plaintes, plus vive était l’indicible jouissance qu’étrangement il éprouvait.

Son vœu secret depuis des années était de trouver une femme d’une incomparable beauté, d’un éclat éblouissant, en qui il pût instiller toute son âme. Pour la nature profonde comme pour la physionomie, elle devait répondre à diverses exigences. Un joli minois, une jolie peau sans plus ne pouvaient le satisfaire.

Un matin, dans son logis du moment, rue Saga, à Fukugawa, Seikichi vit surgir de la haie une jeune fille qu’il n’avait jamais vue. Elle venait de la part d’une geisha de Tatsumi que Seikichi fréquentait. Elle semblait avoir à peine seize ou dix-sept ans, mais quel étrange visage ! C’était déjà le masque inquiétant d’une femme adulte au long passé dans les quartiers de plaisir où elle aurait jonglé avec la vie de dizaines et de dizaines d’hommes. Comme elle prenait congé et se disposait à partir, Seikichi l’entraîna par la main au premier étage dans une pièce qui donnait sur le fleuve. 

« Maître, je vous en supplie, laissez-moi partir ; près de vous, j’ai peur.

– Attends donc ! Je veux faire de toi, moi, une femme splendide ! »

Tout en parlant il s’était sans en avoir l’air rapproché de la jeune fille. Tout à l’heure, à l’insu de celle-ci, il avait dissimulé sous le revers de son kimono une fiole de narcotique qu’un médecin formé aux méthodes hollandaises lui avait donnée autrefois...

Un soleil radieux frappait de plein fouet la surface du fleuve et semblait incendier la pièce de huit nattes. Réverbérés par le miroir des eaux, ses rayons irisaient d’ondes dorées le papier des cloisons coulissantes et l’innocent visage de la jeune endormie. Portes hermétiquement closes, Seikichi, son matériel à la main, resta un bon moment assis sur les nattes, plongé dans le ravissement. De même que le peuple de l’antique Memphis avait orné de pyramides et de sphinx la majesté de la terre et du ciel de l’Égypte, ainsi Seikichi s’apprêtait-il à parer des couleurs de son amour l’épiderme virginal de cette beauté humaine.

Bientôt, serrant son pinceau entre pouce, annulaire et petit doigt de la main gauche, il en appliqua la pointe sur le dos de la jeune fille et là, de la main droite, enfonça son aiguille. Fondue dans l’encre de Chine, l’âme du jeune tatoueur entrait dans les tissus. Chaque goutte instillée de cinabre des Ryûkyû dilué dans l’alcool de riz était comme une goutte de sa propre vie ; il y voyait la couleur même des émois de son âme. Chaque instillation d’encre lui coûtait un effort infini ; chaque mouvement pour enfoncer et retirer l’aiguille lui arrachait un profond soupir, comme s’il perçait son propre cœur. Peu à peu, les marques laissées par l’aiguille ébauchèrent la forme d’une énorme tarentule : et quand le ciel nocturne recommença à blanchir, la bête étrange, démoniaque, comme à l’affût, déployait ses huit pattes sur toute la surface du dos. Seikichi laissa retomber le pinceau et resta en contemplation devant l’araignée incrustée dans le dos de la jeune fille. Oui, toute une vie avait passé dans ce tatouage, et maintenant qu’il avait achevé son travail, il se sentait dans l’âme un vide immense. 

Un moment encore les deux silhouettes demeurèrent ainsi complètement immobiles. Et puis très faible, un peu rauque, une voix vibra, incertaine entre les quatre murs de la chambre : « Pour faire de toi une femme vraiment belle, c’est toute mon âme que je t’ai instillée avec mes encres. Désormais, dans tout le Japon, aucune femme ne te surpassera. Te voilà délivrée de ce qu’il y avait de pusillanime en toi. Tous les hommes, oui, tous, seront ta riche pâture. » 

Extrait abrégé de la nouvelle Le Tatouage

© Éditions Gallimard, 1966, pour la traduction française de Marc Mécréant

Illustration Stéphane Trapier

 

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