On a eu la peau, autrement dit « rien du tout », qui se dit aussi peau de balle, peau de zeb. Pourtant, sur le même registre peu élégant, « ça vaut la peau des fesses » correspond à « beaucoup d’argent ». C’est dire les pouvoirs expressifs de ce monosyllabe qui accumule les capacités de deux mots latins, cutis, la peau humaine, l’apparence extérieure, et pellis, la fourrure de quelques mammifères, le cuir, le parchemin. Mais « nos ancêtres », qu’ils aient été celtes, germaniques ou un peu romains, dans l’Empire, n’étaient pas portés sur Virgile, Cicéron ou Horace, et ils dirent pel, puis quelque chose comme pew, à la fois à propos de peau humaine et de cuir ou de fourrure. Plus tard, les savants rattraperont le bon latin avec des mots du genre de cutané, avant de se gargariser de grec : derme, épiderme.

À l’instar de nombreux mots du corps (humain), surtout s’ils ont la chance d’être brefs, celui-ci, doté d’un homonyme assez compromettant, pot, a de nombreux usages, sert à cent expressions, entre dans des composés bizarres, comme oripeau ou dépiauter

Les capacités contradictoires de ce vocable, on vient de le dire, sont remarquables. Elles viennent en partie de ce que la peau est l’apparence du corps, quand on est nu. Vers 1900, on parlait d’une femme « en peau », lorsqu’elle portait une robe du soir audacieuse. On note que la couleur de la peau humaine, malgré les sages mises en garde du philosophe Schlegel, fut l’un des arguments du racisme. Surface, superficiel… Les emplois de ce mot, cependant, sont le plus souvent figurés ou métaphoriques ; sinon imagés. La peau et les os, c’est la maigreur ; faire la peau, c’est tuer ou détruire ; faire peau neuve ne se dit pas que des serpents, symboles d’immortalité. La phraséologie de la peau incite à la nier, en allant vers la profondeur de l’être : on est bien ou mal dans sa peau ; on a quelqu’un dans la peau et c’est plus que l’aimer. Mais justement, la « profondeur » des penseurs homologués est souvent un leurre, ce qui peut conduire un esprit critique à célébrer celle des apparences. On aime à rappeler la phrase de Paul Valéry, dans L’Idée fixe (concept qu’il démolit) : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau. » Ce paradoxe plut. Je me demande s’il n’était pas surtout destiné à ridiculiser ceux et celles qui parlent trop de « profondeur ». Tous les mots sont « profonds », et les profondeurs du corps, sous la peau, sont effrayantes, mais nécessaires à la vie. La peau, c’est vrai, est protectrice, elle permet la vie.

La peau est la vie même, quand on défend sa peau. Pourtant, ce mot si noble est une injure : vieille peau !, et on l’associe à des termes de dénigrement, sans raison valable : peau de vache, peau de fesse ; plus léger, peau de toutou… Enfin, des métaphores : de même que les lapins, les fruits ont une peau, ce qui fait qu’on peut les peler ; le lait aussi, et les ongles, qui en ont plusieurs ; ce sont de vrais morceaux de peau, des peaux mortes, alors que celles du lait ne méritent que le diminutif, des pellicules. 

Ainsi, lorsqu’on déplie un mot, on a toujours des surprises. Le langage cache et révèle le monde ; en serait-ce la peau ? Ou bien le contraire, le chaos des choses étant un peu mis en ordre par les mots ? 

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