Qu’est-ce qu’une chanson ? Ce sont des couplets et un refrain qui revient. Cette répétition définit la chanson, plus encore que la narration. C’est elle qui permet qu’on retienne ce refrain. Pour moi, la chanson a une vocation collective, sociale, parce qu’elle est faite pour bercer et pour être répétée, interprétée et réinterprétée par tous ceux qui l’entendent. Elle est comme un relais, une lumière qui se transmet de personne à personne. J’aimerais que dans deux cents ans mes chansons soient chantées même si on ne sait plus qui les a écrites. Une chanson, c’est un cierge allumé collectivement au moment où on la chante, mais elle traverse les âges. 

Quand une chanson parle de politique, on dit qu’il y a du fond et qu’elle s’adresse à la société, mais je pense qu’une berceuse a la même fonction. Ce qui compte, c’est la façon dont on chante. Sur mon dernier disque, j’ai voulu une douceur, ferme et puissante. En soi, cela constitue un message pour la société. Il n’est pas nécessaire de dire littéralement ce que je crois être bon pour elle. La chanson, par le seul fait qu’elle est et qu’elle continue à exister, constitue un lien social et c’est crucial aujourd’hui. Il est essentiel que les gens continuent à se regrouper.

Il existe toutes sortes de chansons : pour bercer, pour accompagner les morts, les mariages ou les festins. Il y en a pour la maternité ou pour les révolutions. La chanson peut avoir toutes les fonctions qu’on veut lui donner, mais toutes ces fonctions sont sociales, qu’elles soient dans le poétique ou le politique, dans la tendresse ou la colère. Juliette Gréco, cette merveilleuse dame, disait que toutes les chansons d’amour sont révolutionnaires et que toutes les chansons révolutionnaires sont des chansons d’amour.

Dans la note d’intention de l’album, j’ai écrit : « Je voulais faire un disque protestataire, je voulais dire non, et voilà que je dis OUÏ. » Je suis passée du non au oui. J’avais au départ des textes plus dans l’émotion, portant un discours plus explicite sur la société. J’en ai gardé, ce qui parle des graines et de la terre (comme les chansons Seeds et Twix). C’est symptomatique, ce n’est pas forcément un choix que j’ai fait. La création raconte où l’on en est, au plus juste. Si les chansons les plus explicites politiquement sur cet album sont celles qui parlent de la nature, c’est sûrement parce que je suis sauvée par la poésie de quelque chose qui n’est pas proprement humain. Avec la musique, on ne ressasse pas l’humain et ses conflits, on les dépasse. La musique appartient à une autre sphère, de réconciliation et de paix. Parce qu’il est fondamental de dépasser notre égocentricité, mes textes les plus engagés parlent davantage de ce qui nous entoure que de nous. Et ceux qui parlent de nous, comme Nuit debout, restent volontairement dans un registre très impressionniste. Mais c’est un moment, c’est là où j’en suis maintenant, je trouverai peut-être plus tard d’autres mots.

Le collectif a le vent en poupe. Face à la montée fulgurante du néolibéralisme, émerge une volonté de créer une autre forme de société fondée sur l’économie solidaire et les partages. On développe le local et le « en direct ». C’est pareil pour la musique, qui n’est pas qu’une forme et une industrie culturelles donnant lieu à des émissions télévisuelles où l’on fait des performances vocales. Elle n’a pas de forme préétablie. On peut la réinventer. Il faut arrêter de penser qu’elle n’appartient qu’à des acteurs qui font partie d’une caste d’artistes encouragés par le ministère de la Culture. Il suffit que quelques personnes s’assemblent à un endroit pour créer quelque chose d’inédit. Chacun d’entre nous peut devenir un artiste s’il veille à exprimer ce qui le définit singulièrement. On peut créer la culture comme on cultive un champ, là où on est. Chacun – je le dis sans démagogie – peut écrire, faire un cercle. Chaque famille, chaque immeuble peut chanter tous les jours. Ce sont de vraies pratiques de paix, de joie de vivre et de dignité.

La dignité, c’est d’avoir sa danse et son chant à soi. On m’a raconté l’anecdote d’un groupe de touristes qui a été accueilli dans un village en Afrique par des chants traditionnels. Quand leurs hôtes leur ont demandé la pareille, ils ne savaient pas quoi leur chanter. Mon propos n’est pas régionaliste ou traditionaliste, mais je pense que la culture est un enracinement qu’on fait évoluer de manière collective et qu’on réinvente. 

Chanter et danser ensemble est essentiel. Il faut un guide. C’est le rôle que j’ai sur scène, mais j’aimerais aller plus loin encore que le partage. Dans un concert pop classique, il y a toujours ce côté où l’artiste donne quelque chose à un spectateur un peu passif. C’est déjà une forme de catharsis. Mais on a besoin aussi d’une assemblée plus horizontale. C’est le principe de ce que j’appelle mes « Lalà » que l’on peut faire sur scène ou hors scène. Je fais des rondes, avec les personnes qui sont là, pas forcément professionnelles, je donne des parties et les gens chantent. Cela tourne, tout en laissant la place à l’improvisation. Un peu comme Bobby McFerrin qui tire ses Circlesongs des origines de la musique. On a toujours fait des rondes ! Pour que cette fonction de la musique s’accomplisse, il faut que chacun s’y mette, à sa place. Pour moi, le rôle de l’artiste, c’est bien sûr de créer, mais aussi de transmettre aux autres l’idée qu’ils sont à leur tour capables de créer, comme quelqu’un qui sème des graines et qui dit « vous aussi vous êtes une culture, vous êtes vivants ».

Les plantes qui ont la saveur la plus particulière et qui sont les plus résilientes, ce sont celles qui sont le plus enracinées, très loin des champs de monoculture muets qui n’ont plus de goût ni de résistance aux maladies. Quelles que soient nos migrations personnelles, il faut prendre conscience que nous venons de quelque part, que nous avons un goût particulier et qu’il faut le cultiver.

Le i tréma de Ouï avec ses deux points levés est un combat pour la paix. J’ai été élevée dans l’esprit de résistance. Ma grand-mère était résistante. En France, nous sommes tous marqués par l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Mon père était un militant de gauche, il s’est fait tabasser à une manif. Il a perdu un ami qui s’est fait tuer par un membre du FN à l’arme blanche alors qu’il collait des affiches. Je viens d’une culture du « non », je suis française et aujourd’hui je dis « oui » car je trouve cette culture du « contre » complètement ringarde, je pense qu’au xxie siècle, s’il faut parfois résister fermement, nous devons surtout aller vers le vivant et vers la paix. On dira que ce que je propose est « bobo » ou « New Age » mais ça m’est égal ! Si l’écologie, la méditation, les pratiques collectives deviennent quotidiennes, alors cela change drastiquement les choses. À mon humble niveau, je peux affirmer que je n’en serais pas là si je ne chantais et ne dansais pas tout le temps. Les choses douloureuses le sont moins quand on les accompagne. La chanson est là pour ça. Même les chansons intimes qui disent le chagrin ou la colère aident les gens parce qu’elles les accompagnent dans les moments difficiles de la vie. 

La femme a un rôle particulier dans tout ça. Elle relie, elle se jette à l’eau, n’a pas peur du ridicule. Elle aime ce qui s’exprime, elle prend soin du vivant et respecte le monde sauvage en elle et à l’extérieur. Elle s’y ressource. La femme est dans un cycle, elle accepte toute la transformation. La gestation, la germination, l’éclosion, le mûrissement, le pourrissement. Et puis cela refait de l’humus et la vie repart. Chaque femme a cela à l’intérieur d’elle tous les mois. Je me sens traversée par ces expériences de vie et de mort permanentes, de métamorphose. Je les prends à bras-le-corps. C’est une chance dans ce monde aseptisé et industrialisé d’avoir toujours ça en nous. C’est par la création que j’accompagne et accepte ces changements, ses passages cruciaux.

La chanson n’est jamais coulée dans le béton. Elle s’échappe toujours de la dureté des mots et du discours. Le seul fait d’être française et d’aimer la littérature m’a suffi pour faire de la chanson française, mais je l’écoute très distraitement. J’ai toujours eu envie de faire de la musique à ma manière. Je déteste l’idée d’être fan, d’être dans le mythe, j’espère que je ne suscite pas cela. J’aime être iconoclaste, qu’il y ait une grande liberté formelle. 

G.T.

 

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