Depuis mon adolescence, un portrait de Simone Veil est accroché au-dessus de mon bureau. Sur cette photographie, elle porte un chemisier blanc et ses longs cheveux noirs sont détachés. Son regard fixe l’objectif avec une détermination qui impressionne. Elle est belle comme une star de cinéma. C’était mon héroïne à moi.

Son autobiographie, qui l’a consacrée comme femme de lettres et qui a connu un succès colossal et mérité, s’intitulait sobrement Une vie. Comme si sa vie n’était qu’une existence parmi d’autres, banale et ordinaire. Pourtant, quel destin. J’ai longtemps vu Simone Veil comme un personnage de roman. Comme dans les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature, cette jeune femme d’une beauté et d’une force stupéfiantes a brutalement quitté l’enfance, prise dans le tourbillon macabre de l’Histoire. Celle qui a eu 16 ans à Birkenau, qui a connu les effroyables marches de la mort, est devenue la première femme à présider le Parlement d’une Europe dont la devise était : « Plus jamais ça. » Comme dans les romans, elle a rencontré son grand amour et ne l’a plus jamais quitté. Et comme tous les personnages mythiques, elle était insaisissable, pétrie de contradictions et de silences. La petite fille de la bourgeoisie est aussi une adolescente rebelle, combative, téméraire. La femme à l’éternel chignon, qui porte des tailleurs, des colliers de perles et des lavallières, est scandaleuse, impertinente, indocile. Quel romancier aurait osé imaginer une telle héroïne chevaleresque, qui consacre sa vie à défendre les orphelins, les prisonniers, les malades du sida ?

Après l’horreur des camps, Simone Veil aurait pu ne vouloir qu’une vie de confort, d’amour, de tendresse. Mais elle choisit l’engagement et ne recule pas devant la violence des débats. Elle s’impose de regarder le monde en face et de renoncer à une bourgeoise et tranquille indifférence. Dans son célèbre discours devant le Parlement en novembre 1974, alors qu’elle défend la loi pour la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, elle pose cette question fondamentale : « Pourquoi ne pas continuer à fermer les yeux ? » Cette question, chaque homme devrait se la poser un jour. Comment fait-on pour résister à la tentation du silence et de l’égoïsme ? Comment fait-on pour ne pas détourner les yeux ? Une vie peut-elle avoir du sens si elle est aveugle aux malheurs des autres ? 

Regarder et entendre aussi. « Il suffit d’écouter les femmes », lance-t-elle devant un Parlement quasi exclusivement masculin. L’assertion paraît banale. Elle est révolutionnaire. Car elle est formulée à une époque où la parole féminine est niée. Où on apprend aux jeunes filles que « cela ne se dit pas », que « cela ne se fait pas ». Où elles meurent de honte autant que des mutilations exercées sur leur corps. Simone Veil oblige la collectivité à regarder en face une situation insupportable. Elle est née dans une France où les femmes n’avaient pas le droit de vote. Elle a grandi dans un pays où les épouses demandaient à leur mari l’autorisation d’avoir un compte en banque, de posséder un chéquier, où l’on ne pouvait pas acheter la pilule. Dans une France où l’on cachait les filles-mères, où les enfants sans père s’appelaient des bâtards. Où des faiseuses d’anges avortaient dans des caves. Où des femmes étaient mutilées à vie par ces opérations barbares. Elle est née dans une famille où sa propre mère a renoncé à travailler sous la pression de son époux. Elle-même a dû négocier pour pouvoir exercer un métier. Elle sera magistrate et non pas avocate, puisque son mari ne s’y résolvait pas. 

Elle a pourtant été notre avocate, à nous toutes. Elle a plaidé notre cause avec une rigueur et une intelligence politique hors du commun. Son féminisme était pragmatique et son combat pour la légalisation de l’avortement a aussi été mené comme une lutte sociale. Que vaut une loi que les bourgeois peuvent contourner et dont meurent les plus pauvres ? demande-t-elle aux députés. La France d’alors ressemble à une grande partie du monde d’aujourd’hui. Dans mon pays, le Maroc, des centaines d’avortements clandestins sont pratiqués chaque jour. Des bébés sont retrouvés dans les poubelles. Quand les plus riches se font avorter en Europe, des milliers de femmes modestes se suicident ou meurent en ingurgitant des substances toxiques. Dans le monde, on estime à 50 000 le nombre de femmes qui meurent chaque année après un avortement clandestin. Ces femmes-là, personne ne les écoute. On fait comme si elles n’existaient pas. L’honneur est sauf, c’est tout ce qui compte !

Depuis qu’elle est morte, des milliers de femmes disent merci à Simone Veil. Car grâce à elle, les Françaises n’ont plus à vivre cette humiliation-là. Mais son exemple doit aussi nous obliger et nous interdire de fermer les yeux. « La barbarie ne meurt jamais », disait-elle. Elle est toujours tapie là, quelque part, et il faut, malgré la peur, malgré nos lâchetés, croire qu’il n’est pas insensé de se battre. Ouvrir les yeux et le cœur, comme elle nous l’a appris. 

 

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