« En 1989, quand l’équipe des rénovateurs de la droite (qui comptait plus de Judas que d’apôtres) se prit les pieds dans les cordages de ses ambitions divergentes, c’est à vous qu’il échut de mener une liste aux élections européennes dans des conditions qui s’apparentaient à conduire un corbillard. Le résultat fut sans gloire. On le porta à votre débit. Auriez-vous connu le succès qu’on vous aurait payée en monnaie de singe – ou en ingratitude. On vous cantonna donc à des travaux de madone. Incarner la vertu ; personnifier l’Europe ; recevoir les enfants de harkis ; rappeler que la gauche ne possède pas le monopole du cœur et qu’en matière de féminisme, vous êtes le caillou dans sa chaussure… »

C’est pour avoir écrit ces lignes que je reçus de Simone Veil un mot m’invitant à la rencontrer. Non, elle n’était pas dupe de la faveur unanime des politiciens et de la presse. Oui, elle savait qu’elle était devenue un bouc émissaire inversé et il ne lui déplaisait pas qu’on mette à nu l’hypocrisie ou l’inconséquence de beaucoup de ses laudateurs. Elle mentionna quelques-uns d’entre eux avec des mots d’une dureté dont peu de gens l’auraient imaginée capable, mais elle n’en était pas moins déterminée à battre monnaie de leurs singeries et à se servir de son image d’Épinal pour imposer dans le débat public les thèmes qu’elle jugeait importants et délaissés. Parmi eux, qui s’en étonnerait, la mémoire de l’extermination des Juifs. Elle me raconta qu’à son retour des camps, alors qu’elle avait entrepris de décrire à ses amis d’avant-guerre dans quelles conditions sa mère, sa sœur et elle avaient vécu, elle se heurtait constamment à des interruptions désarmantes, et notamment celle-là, inoubliable : « C’est comme nous, il fallait faire des kilomètres pour trouver des aubergines »… 

Elle ne condamnait pas cette incompréhension : on ne peut pas qualifier un événement d’inimaginable et reprocher à ceux qui ne l’ont pas connu de ne pas l’imaginer. Elle se contentait de prendre la mesure du travail à accomplir pour que les supplices des camps égalent en horreur les difficultés d’approvisionnement. Elle mesurait que le fardeau de la lutte contre la banalisation d’une monstruosité hors du commun allait reposer sur les épaules de quelques-uns, qui devraient empêcher qu’elle ne devienne une affaire entendue, classée dans les livres d’histoire. Elle savait de quoi est fait l’être humain. Elle avait dû accepter que ne survivent que les plus durs envers eux-mêmes et envers les autres. C’est une vérité que l’on n’a pas plaisir à transmettre.

Dans les années cinquante et soixante, pour obtenir que les Algériennes emprisonnées soient transférées là où elles ne risqueraient ni le viol ni les mauvais traitements, elle avait montré la plus froide détermination. La justice l’avait passionnée. Pas la vertu, le bon usage de l’administration. À partir de la fin du siècle dernier, elle rencontra régulièrement Aaron Jean-Marie Lustiger, converti au catholicisme durant son adolescence. Le cardinal avait souhaité que l’ancienne ministre prenne la parole à ses obsèques. Mgr Vingt-Trois ne le permit pas. Trop de catholiques ne pardonnaient pas la loi Veil. Je crois savoir ce qu’elle nous aurait révélé de leurs conversations : que la mesure de l’homme est la distance qui le sépare du marchand d’aubergines et qu’il faut quand même le traiter comme s’il était capable de compatir à des détresses inouïes. 

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