« Faut-il être optimiste ? » On m’a proposé ce sujet, un peu comme pour l’épreuve de philo du baccalauréat – c’est la saison. Ce qui m’a donné envie de répondre à la question, c’est qu’elle commençait par « faut-il ». Depuis vingt ans – avant, pendant longtemps, on m’a laissé bien tranquille – beaucoup de gens viennent vers moi en me disant : « Vous qui êtes un épicurien… », et chaque fois je dois nuancer en précisant : « Non, l’épicurisme est une éthique. Or, en tant qu’écrivain, j’ai commis une cinquantaine d’ouvrages, et aucune phrase d’aucun de ces textes ne commence par : il faut. » J’ai tâché de rester calme, même si le malentendu commençait à m’agacer. Il m’agace. En 1986, un de mes tout premiers livres, intitulé Le Bonheur – Tableaux et bavardages, publié avec une belle inconséquence par mon éditeur de l’époque, le regretté Jean-Paul Bertrand, était centré sur le questionnement du bonheur, et lui donnait cette définition un peu paradoxale : « Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » Cela ne fit guère de bruit. L’époque était peu concernée par le sujet. Gainsbourg disait : « Le bonheur, c’est l’autoroute ! », avec un geste des bras parallèles et une expression du visage qui traduisaient l’idée d’un ennui absolu. Renaud chantait : « Le bonheur, c’est un truc de minables. » Bref, le bonheur n’avait pas bonne presse.

Il s’est rattrapé depuis. À l’approche de l’été, il figure à la une de bien des magazines, comme naguère la sveltesse – soyez heureux sur la plage. Des gourous patentés du bonheur obligatoire ont été recrutés, et j’ai dû faire preuve d’une belle résistance pour ne pas me faire enrôler. Très récemment encore, on a vu apparaître des organes de presse plutôt luxueux, sur papier mat serein et chic, avec des titres fleurant bon la zénitude.

Là, je suis plus catégorique : c’est très inquiétant, cette exaltation de l’absence d’inquiétude, mâtinée souvent d’un égotisme déculpabilisant – « Occupez-vous enfin de vous. » Les destinataires sont nettement les femmes, et c’est bien vu. Ça fait un bon moment que les hommes savent s’occuper d’eux-mêmes. Récemment, sur un trottoir d’un quartier branché de Paris, j’ai entendu une jeune femme dire assez haut à ses copines : « Est-ce que je décrète que j’ai le droit de me faire plaisir ? »

Toutefois, la question qui m’est posée pour cet article n’est pas celle du bonheur, mais celle de l’optimisme. En ce qui me concerne, et au vu de ce qui précède, vous sentez venir la réponse. Pour moi, un homme heureux est le contraire d’un optimiste. « Rien n’est plus tragique que la vie d’un homme heureux », écrivait Camus. Oui, cette idée de saluer la vie, c’est reconnaître aussi que l’on n’est protégé de rien, qu’à chaque seconde le destin peut vous frapper. Autrefois, les hommes ne se posaient pas la question du bonheur. La religion leur disait que la vie n’était que la traversée d’une vallée de larmes, et ils s’y résignaient. En littérature, on sera peut-être surpris si je dis que j’aime les pessimistes, les amers Cioran, Pessoa, Léautaud, Renard, et même, plus récemment, La Fontaine. Mais c’est que l’optimisme le plus efficace se cache au cœur du pessimisme le plus noir. Tous ces auteurs qui disent que ni la vie ni les humains ne valent rien, c’est comme quand on va se faire une petite peur au cinéma. Ça protège, rien ne peut plus nous arriver. Et puis tous les écrivains que je viens de citer ont une écriture, un style, une singularité dans leur façon de dire le monde. Et cela ils n’y peuvent rien, c’est le contraire du pessimisme : je peux dire tout le mal que je veux de la vie, si je le dis bien, c’est que j’aime la vie.

Pourquoi faudrait-il être plus ou moins optimiste à notre époque qu’à toutes les époques ? J’ai un ami qui a été soigné d’un problème cardiaque dont on ne l’aurait pas sauvé autrefois, mais un autre a un cancer du foie parce que l’on mange ce que l’on mange. Le radicalisme religieux nous fait trembler comme il a toujours fait trembler. On a vu peu à peu à quoi se réduisaient les idéaux communistes qui faisaient vibrer mon adolescence, mais en quoi la disparition de ces idéaux peut-elle être considérée comme un progrès ? La maladie d’Alzheimer bouleverse trop souvent notre façon de vieillir, mais l’imbécillité n’est pas davantage en passe d’être guérie, puisqu’une dame de mon village m’a déclaré récemment : « Quand même, tous ces malades d’Alzheimer, ils ont tendance à se laisser un peu aller ! »

Quant à moi, je suis heureux quand je détecte dans le tissu de la vie une chose minuscule qui peut devenir un texte, et je suis encore capable de passer une nuit blanche quand mon fils est dans un avion. Je me considère donc comme optimiste. 

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