Emmanuel Macron détient à présent tous les pouvoirs. Que va-t-il en faire ? Que devrait-il en faire ?

Arrêtons-nous une seconde sur ce moment. C’est assez drôle. Depuis le début, c’est la suspicion autour de Macron. Dans un premier temps, on a entendu : Ça ne marchera pas, c’est une bulle médiatique, il n’a pas de programme. Dans un deuxième temps, on nous a dit : S’il gagne, ce sera uniquement parce qu’il y a Marine Le Pen en face. Troisième temps : Il n’aura jamais de majorité, il ne pourra pas gouverner. Et durant la dernière semaine des législatives ? Sa majorité est trop forte, c’est pas bien ! Stop ! Laissons les professeurs en science politique analyser ce phénomène impensable : Emmanuel Macron n’existait pas politiquement il y a deux ans, et il détient désormais la majorité absolue. 

À quoi attribuez-vous ce cas exceptionnel ?

La comparaison peut paraître insolite, mais cela me rappelle les analyses de tous ces spécialistes de l’Union soviétique – jusqu’à mon maître Cornelius Castoriadis – qui nous expliquaient que le totalitarisme soviétique était solide, inexpugnable. Et puis Gorbatchev est arrivé. Tout d’un coup, une petite pièce de la forteresse a été déplacée et tout s’est effondré en quelques années. Chez nous aussi, le paysage politique était immuable, complètement figé. Et brusquement, une pièce s’est décalée...

Est-ce une bonne chose ?

Ce n’est ni bon ni mauvais. C’est comme ça. C’est notre réalité et c’est la première difficulté pour Macron. Dans une démocratie parlementaire, la démocratie ne peut vivre que du débat entre une majorité et des formes d’opposition. Or, aujourd’hui, l’opposition politique est K.-O. Et l’opposition sociale aussi. 

C’est un effet pervers d’une victoire écrasante.

Oui, il y a un affaiblissement des forces nécessaires pour que vive correctement la démocratie, et on ne peut pas en imputer la responsabilité à Macron. Cela donne une double responsabilité aux élus de La République en marche ! La nouvelle majorité doit réinventer le parlementarisme en éloignant deux dangers : la fragmentation politique du type PS, avec les frondeurs, et l’unité des béni-oui-oui qui pensent que le gouvernement a toujours raison.

Les nouveaux députés devront être dans la majorité et en même temps dans l’opposition. Cette formule « et en même temps », ce balancement, est maintenant célèbre…

(Rires) Je suis l’incarnation culturelle du « et en même temps » ! Je suis pour Macron et en même temps pour les écolos, etc. Pour renforcer la démocratie parlementaire, il y a en tout cas quelque chose que je ferais tout de suite changer si j’en avais le pouvoir : l’ordre du jour de l’Assemblée nationale doit être fixé par l’Assemblée et non pas par le gouvernement.

Il l’est à 50 % depuis la réforme de 2008.

Eh bien, Il faut que ce soit à 100 % ! Tu dis au président du Bundestag que son ordre du jour est à 50 % composé par le gouvernement, il te regarde et te demande si tu te fous de lui ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Le Parlement, c’est le Parlement. Cela paraît tellement évident ! 

Cette majorité peut prendre tout de suite des décisions symboliques fortes.

Pouvez-vous en citer une autre ?

Ce qu’il a annoncé. Il a dit : Il faut qu’il y ait une audition des ministres du nouveau gouvernement. C’est absolument nécessaire. Il devrait y avoir une commission qui auditionne les ministres et rende un avis. Les ministres seraient tenus d’expliquer leur feuille de route, leur projet, leurs premières décisions. Tout cela suivi d’un débat public. 

La situation actuelle vous fait-elle davantage penser à 1958 et sa révolution institutionnelle ou à un Mai 68 froid ?

Si je me lance, je dirai qu’on assiste aujourd’hui à la première réforme en profondeur de la Ve République. Tous ceux qui croyaient qu’une VIe République était l’une des conditions du changement, moi compris, se sont trompés. C’est exactement le contraire.

Ce qui disparaît, c’est aussi la fainéantise intellectuelle due au clivage gauche-droite : c’est de gauche, c’est bien ; c’est pas de gauche, c’est moins bien. Ce n’est plus possible aujourd’hui. Il faut, sur chaque sujet, se demander si c’est bien ou non ; efficace ou pas.

Dans cinq ans, on se retrouvera avec un paysage politique totalement transformé, avec une autre conception de la République. Macron et le macronisme, ce n’est pas la fin de l’histoire. Macron et le macronisme, c’est un moment important dans la transformation historique ou l’évolution de la démocratie en France.

Vous évoquez l’histoire…

Avec la majorité absolue à l’Assemblée nationale commence un autre moment historique. Tout le monde a parlé de sa chance… La chance va continuer : le climat économique va s’améliorer et si un bien-être revient, comme je l’espère, les angoisses diminueront. Ce sera le moment rêvé pour imaginer l’avenir ! Pour se demander : Quel type de société voulons-nous ? Quel est le sens de ma vie ? Quel est le sens de mon travail ? Tout cela d’une manière positive. Quand Emmanuel Macron a nommé Nicolas Hulot – celui qui exprime le mieux la nécessité de la transition écologique et énergétique –, on a tout de suite entendu les commentaires : ça ne tiendra pas ! Mais prend-on Macron et Hulot pour des débiles mentaux ? Hulot a été exigeant et critique durant la campagne présidentielle. Et Macron a croisé Hulot à l’Élysée. Si Macron lui dit « j’ai besoin de toi », ce n’est pas pour que cela s’arrête au bout de trois mois. 

Ce qui va être passionnant, c’est que ce gouvernement, ce Parlement et la société vont rediscuter de l’équilibre entre la rationalité économique et la nécessité d’une nouvelle donne écologique. Avec Hulot, ce gouvernement va devoir affronter un des problèmes démocratiques les plus compliqués : comment prendre maintenant des décisions sur le climat dont les conséquences se verront dans trente ans ? Jusqu’à présent, nos démocraties qui vivent dans l’immédiateté ne savent pas faire. Si on arrive à ouvrir ce débat, c’est une ère nouvelle qui commence.

Qu’attendez-vous du président sur cette ambition européenne qu’il a portée tout au long de sa campagne ? 

Là encore, on est à la fin d’un cycle de méfiance et de refus de l’Europe. Face aux défis planétaires, chacun ressent aujourd’hui à quel point la France ou l’Allemagne, séparément, ne pèsent pas. Il y a donc un nouveau climat, un mouvement. En Allemagne, tous les dimanches, ce ne sont plus les anti-immigrés de Pegida qui défilent. Ce sont des pro-européens, sous la bannière de Pulse of Europe, qui se rassemblent dans les grandes villes. Cela a commencé à Francfort. Lors du premier appel, il y a deux ou trois mois, il y a eu cinquante personnes. Un mois plus tard, il y en avait cinq mille. Et maintenant vous avez des rassemblements dans toutes les grandes villes avec une demande explicite : on veut l’Europe. Pour nous, l’horizon nécessaire pour vivre aujourd’hui, c’est l’Europe. 

Le Brexit encourage-t-il ce mouvement ?

Oui, car il clarifie les choses. Le problème qui va se poser à Macron est de savoir comment il s’appuiera sur les réformes économiques en France pour faire bouger l’orthodoxie allemande. Sur le plan symbolique, Macron devrait tenter de mettre sur les rails l’idée d’une liste européenne pour les élections de 2019. Ce scrutin se jouera sur la question des souverainismes ; souverainisme européen contre souverainisme national. Avec le Brexit, 73 places de députés européens britanniques vont se libérer. Imaginons que chaque électeur ait deux voix, une pour les partis politiques habituels, une autre pour une liste transeuropéenne, dont la circonscription serait toute l’Europe. Cela changerait tout. En France, les pro-européens, du centre droit au centre gauche, se mettraient d’accord pour soutenir cette liste, qui irait de Varoufakis à une droite modérée. Ce serait la preuve qu’il existe une volonté de soutenir la souveraineté européenne. Si cette liste obtenait 50 % des voix en France et ailleurs, cela légitimerait les politiques européennes. Ce serait aussi solder, de façon intelligente, la défaite du non au référendum de 2005.

Que sera la société macronienne ?

Le défi est simple : une société de mobilité, qui libère les énergies, ne peut fonctionner que si, en même temps, est assurée la sécurisation de ceux qui n’y arrivent pas. Il faudra imposer la flexisécurité. En Europe, on a créé Erasmus pour les étudiants. Il faut l’ouvrir aux jeunes apprentis, aux jeunes ouvriers. Pour cela, il faut investir tous azimuts. Si, dans deux ans, un million de jeunes vont non seulement étudier dans les universités européennes, mais aussi travailler en apprentissage dans les entreprises de l’UE, la mobilité ne sera pas l’apanage d’une classe. 

Quelle pédagogie de l’action doit proposer Macron ?

Il pourrait reprendre, en la modernisant, l’idée des causeries au coin du feu de Pierre Mendès France. L’idéal serait que sur certains sujets, il discute avec un expert, par exemple avec François Dubet sur la nécessité de réformes dans l’éducation. On aurait là une confrontation intéressante. L’important est qu’il trouve la manière de lancer un débat sur la place publique.

Vous qui avez soutenu le nouveau président et qui le côtoyez régulièrement, quel portrait en feriez-vous ?

C’est un homme très ouvert, à l’intelligence très vive. Je suis étonné par sa capacité d’écoute. Hollande aussi écoutait, mais il ne se passait rien après. Macron intègre ce qu’on lui dit. Il a anticipé l’idée qu’il se fait du rôle qu’il veut incarner. La rapidité de sa présidentialisation est étonnante. Elle s’est faite en 4 min 30 quand il est entré au Louvre, le soir de sa victoire. Le temps d’entendre deux fois L’Hymne à la joie, qui dure 2 min 15. Il est monté en haut de l’estrade et c’était fait. Il était président. Je le crois capable maintenant d’accompagner cette nécessaire ouverture et démocratisation de la société française. Mais il n’y a aucune certitude. Par ailleurs, je note son besoin d’avoir en contrepoint des regards extérieurs. J’ai été dur au sujet de Richard Ferrand, je pensais qu’il devait démissionner. Macron ne m’en a pas voulu. Il a compris ma position, même si sa logique est différente. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO, LAURENT GREILSAMER & JULIEN BISSON

 

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