Sans aller jusqu’à invoquer le souvenir mythifié des contemporains de Périclès, il devient tout de même difficile de soutenir que nous vivons dans une véritable démocratie. Pour être évident, cet état de fait n’en reste pas moins choquant à entendre pour bon nombre de nos concitoyens, fortement incités à se féliciter de ne pas vivre sous une dictature, et rien d’autre. Ainsi, tous les cinq ans, les citoyens français sont-ils appelés à donner leur préférence à tel ou tel membre de la classe experte pour siéger en leur nom à l’Assemblée nationale. À choisir « celui-ci » plutôt que « celui-là », au milieu d’un nombre restreint de possibilités et au demeurant soumises à toutes sortes de transactions partisanes sans grand rapport avec l’intérêt général. Ceci fait, leur participation citoyenne s’achève. Une fois leur pouvoir délégué, ils peuvent retourner se caler dans leur canapé. On attend d’eux qu’ils se retirent et deviennent de simples spectateurs de l’action collective. 

C’est peu de dire qu’une telle situation eût révolté Rousseau, père de la démocratie française moderne. Pour le philosophe, une volonté générale ainsi remise entre les mains de quelques particuliers, quels qu’ils soient, eût signifié une souveraineté populaire entièrement aliénée. « Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires », peut-on lire dans Du contrat social. Ainsi Rousseau préconisait-il l’exercice d’une démocratie directe, utilisant autant que possible le « mandat impératif » – et non pas seulement le « mandat représentatif » comme dans notre régime actuel –, les députés devant rester de simples officiers du peuple. Le « mandat impératif », dont le souvenir même n’est quasiment plus enseigné dans les écoles, c’est celui qui contraint les députés à n’engager que des actions pour lesquelles ils ont sans ambiguïté été missionnés, et bien sûr à rendre des comptes, au risque d’être révoqués avant la fin de l’échéance si besoin.

Ce genre de démocratie-là, la seule que Rousseau déclarait véritable, est strictement proscrite par la Constitution de 1958. L’article 27 déclare ainsi que tout mandat impératif est nul, que le droit de vote des membres du Parlement est personnel, que le mandat représentatif est seul légal. Dès 1789, la bourgeoisie se battit pour écarter le principe du mandat impératif, visant à faire des députés d’authentiques fondés de pouvoir du peuple. Ce dispositif ne fit que de brèves réapparitions dans l’histoire, sous la Commune ou lors de la révolution sociale de Catalogne en 1936. Est-il impossible à mettre en œuvre dans de vastes États modernes, comme ses détracteurs l’affirment souvent ? Rousseau ne le pensait pas, qui détailla dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, publiées après sa mort, les moyens concrets de l’appliquer, en veillant notamment à brider la volonté particulière des députés, source d’une captation naturelle du pouvoir.

À l’évidence, nous sommes plus loin que jamais d’un tel gouvernement du peuple par lui-même. Nous vivons dans une sorte d’oligarchie consentie, distraitement réitérée à échéance fixe par le vote. Il est pour le moins amusant à cet égard de noter que, lorsque des citoyens apathiques, lassés d’être ignorés sur les questions fondamentales, se rassemblent sur des places pour s’en plaindre, comme en Espagne en 2011, ou à Paris cinq ans plus tard, les élites qualifient immédiatement ces réveils de « crise de la démocratie ». Un qualificatif qui ne manque pas d’ironie.  

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