Depuis quand parle-t-on de la société civile ?

Depuis l’Antiquité gréco-romaine. Pour les philosophes, c’est une manière de réfléchir à la meilleure façon de faire fonctionner une société, de l’organiser. De l’Antiquité à Macron, l’interrogation est la même : comment faire en sorte qu’une société fonctionne et que sa gestion soit la plus harmonieuse possible ? L’idée d’harmonie est omniprésente. 

Comment l’histoire de cette notion peut-elle nous éclairer ?

Plus que Montesquieu, les deux penseurs de la société civile sont Tocqueville et Hegel. Même si on ne trouve pas l’expression société civile dans son livre De la démocratie en Amérique, toujours cité, Tocqueville est considéré comme le père fondateur de ce concept. Pour lui comme pour Montesquieu, il faut un équilibre des pouvoirs. Là où Montesquieu voyait dans l’aristocratie un moyen de contrôler le pouvoir royal, Tocqueville met en avant le rôle des associations qui, aux États-Unis, sont présentes dans tous les domaines. La démocratie se fait sur le pas de la porte. Une fois quittée la cellule familiale, on entre dans la société civile et on fait valoir ses droits. On accède à l’espace public par les associations, et on vient porter une revendication face à un pouvoir fort. Une société civile, c’est un tissu associatif qui fait naître une culture démocratique. La lecture tocquevillienne s’est répandue comme une traînée de poudre dans les anciens pays communistes après les révolutions d’Europe centrale. Une approche en partie complémentaire est celle de Hegel : on ne peut penser la société civile que s’il y a un État. Si l’espace est seulement rempli d’associations, ça ne marche pas. Il faut un réceptacle à ces revendications. L’État décide au nom de l’intérêt collectif. 

Qui sont les membres de la société civile ?

À l’origine, ce sont des citoyens, à une époque – l’Antiquité – où plusieurs catégories sociales sont exclues de la citoyenneté. C’est déjà l’ambiguïté de la société civile. Tout citoyen peut être amené à gérer la Cité à travers des mécanismes de tirage au sort, mais tout le monde n’a pas la qualité de citoyen. Aujourd’hui, ces mécanismes d’exclusion sont davantage cachés, mais ils restent visibles ; il n’y a qu’à voir la conception de la société civile mise en avant par En marche ! 

C’est-à-dire ?

Quand on analyse le statut des membres habilités à se présenter sous les couleurs du mouvement En marche !, ce sont des gens propres sur eux, recrutés sur CV, sans casseroles et dotés d’une certaine expertise. Si j’étais bourdieusien, je dirais qu’ils disposent déjà de capitaux culturels et socio-économiques importants. On est face à une société civile de CSP +, voire ++. Participer à la société civile est connoté positivement. Mais cette participation a un coût : il faut se rendre disponible, libérer du temps, avoir de l’argent. Il y a donc un implicite : participer à des organisations de la société civile n’est pas donné à tout le monde. Les exclus ne penseront même pas à s’impliquer dans de telles initiatives. Cela n’entre pas dans l’imaginaire de leurs possibilités. Si on veut rendre la société civile réellement démocratique, il faut mener un travail d’accessibilité et d’éducation populaire. Dans le discours de la gauche radicale, il est important de favoriser la participation des plus démunis.

Si ce concept n’est pas une panacée démocratique, comment le qualifier dans la France de Macron ?

C’est un vocable qui permet de laver plus blanc la sphère politique, de redorer son blason en s’appuyant sur l’image positive de ce concept. C’est aussi une stratégie de renouvellement potentiel des élites politiques. La République en marche ! vise une société civile d’experts, de gens compétents. Cela répond à la demande d’une bonne partie de l’électorat, lassée par les affaires successives. Il y a une fenêtre d’opportunité car une partie de la classe politique ne va pas rempiler. Mais je vois tout de même une entourloupe dans la société civile façon Macron. Ce n’est pas la société civile contestataire ou celle qui se présente comme un contre-pouvoir. C’est un pouvoir de type alternatif, à qui on permet d’accéder plus vite que prévu aux responsabilités. Il s’agit en quelque sorte d’un appel d’air. 

Macron n’avait pas le choix, n’ayant pas de structure politique classique derrière lui. Il devait faire appel à de nouvelles forces. Il puise dans l’élite alternative de quoi construire sa nouvelle élite qui n’est pas une contre-élite. Hulot est comme la vitrine de ce magasin. Mais il n’est pas vierge de tout contact avec l’univers politique. Il ne faut pas croire que ces gens sont vraiment des bleus. Ils savent comment fonctionne l’appareil d’État, même s’ils n’ont jamais été ministre ou député. On n’est pas allé chercher un paysan de Corrèze pour le faire entrer au gouvernement.

Que reprochez-vous à cette vision de la société civile ?

Elle n’est pas l’héritière de mobilisations collectives, de mouvements de contestation, d’opposition ou de contrôle du pouvoir en place. Ces personnes étaient déjà au pouvoir. Pas nécessairement dans la sphère politique, mais elles frayaient déjà avec les élites politiques, économiques, culturelles et sociales.

Est-ce un abus de langage de la part du nouveau président ?

Non, car la société civile se définit en fonction d’un moment, d’un lieu et de la personne qui l’exprime. Macron a raison, mais sa conception n’est pas la seule qu’on puisse défendre. J’en vois trois ou quatre. La première est historique. Elle vise une manière de gouverner, de se doter de règles de vie en collectivité. La deuxième est celle du contre-pouvoir, de la contestation, du tissu associatif capable de vérifier que le régime n’abuse pas de son pouvoir. Depuis quinze ans, les grands mouvements de société civile ont été, avec leurs imperfections, les Printemps arabes, les Indignés, Occupy Wall Street ou Nuit debout. La troisième conception est héritée du tiers-secteur, les associations, les mouvements recréant du lien social, de la solidarité. Ce n’est pas une logique d’opposition mais de fourniture de services complémentaires à l’État et au marché. Cette sensibilité est représentée par Sophie Cluzel, une militante associative nommée secrétaire d’État aux personnes handicapées. 

Et la quatrième forme de société civile ?

C’est celle que privilégie Macron. Elle représente l’héritage libéral de l’époque des Lumières anglo-écossaises, marquées par Mandeville et sa Fable des abeilles : si chacun poursuit son intérêt privé, il travaille dans l’intérêt collectif. Il s’agit d’un espace d’initiative, de création, d’esprit d’entreprendre. Cette « société civile » est connectée aux forces sociales du marché : cette expression fait partie du vocabulaire typique des agences internationales telles que la Banque Mondiale, institution qui cherche à libéraliser l’économie quand elle juge l’État trop présent. C’est une vision émancipatrice de l’homme : il s’agit de le libérer du carcan de l’Église, puis de celui de l’État. L’idéologie macronienne est là. Il ne veut pas être un président assis mais en mouvement, avec une société civile de yuppies cool, bien décidés à changer les choses, à régénérer la scène politique et économique par leur niaque et leur capacité d’initiative. 

Cette entrée massive de la société civile au gouvernement, et sans doute demain au Parlement, est-elle dangereuse à vos yeux ?

Ce choix pourrait avoir des résultats non souhaités ; j’y vois un risque d’effets pervers. La société civile peut se révéler un cheval de Troie. Certains pourront se dire : « Ah, on peut rentrer au gouvernement ! Ah, on peut investir le Parlement ! Profitons-en, essayons de modifier les règles du jeu. » 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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