Chaque jour nous le rappelle, s’il en était besoin : il n’est pas de question plus urgente, ici, au plus près de nous, comme à l’échelle du monde, que celle de la démocratie. Partout menacée, comme si nous avions perdu ce qui lui donnait sens, et qu’il s’agit de retrouver pour la défendre. Parce qu’elle engage une idée de l’être humain et de sa liberté. 

Pourquoi les fanatiques s’acharnent-ils à détruire, à Palmyre et ailleurs, les manifestations du génie créateur de l’être humain ? Parce qu’elles témoignent d’une dimension, en nous, qu’ils veulent à toute force nier et dans laquelle la plus immense diversité exprime une immense unité. Retrouver l’élan démocratique aujourd’hui exige de retrouver le sens de cette grandeur.

État d’urgence

Qui ne la sent pas venir ? Comme une fatigue de la démocratie, une moindre envie d’être ensemble, la tentation, liée, d’une montée aux extrêmes qui nous débarrasserait, croit-on, du chaos menaçant, permettrait de retrouver un monde simple, ordonné. Et cette impression d’un corps social devenu le théâtre de nos irritations réciproques, sans capacité de réaction lorsqu’ailleurs – mais ailleurs, seulement ? – se déploie une haine radicale, absolue de la démocratie, une guerre à mort décrétée par tous les intégristes.

Fatigue, mais aussi impatience. 

Fatigue d’une démocratie perçue à bout de souffle, quand vient le sentiment de n’être plus « représenté ». Et impatience, attente, désir d’une démocratie renouvelée, retrouvant chair et âme. Comment ne pas voir qu’elles vont souvent de pair, et que cette attente travaille la société en ses tréfonds ? La démocratie, restituée à ses fondements, peut être une idée neuve. Et la seule réponse aux intégristes et aux prophètes de la peur.

Qu’est-ce qu’un être humain ?

Qu’est-ce qu’un être humain ? La question nous est brutalement posée par les migrants, quand la Méditerranée devient un immense cimetière, aux portes de nos démocraties et nous savons bien que c’est une certaine idée de nous-mêmes, de ce que nous pouvons faire ensemble, de ce que nous pouvons être ensemble, qui meurt un peu plus chaque jour, avec eux. Qu’est-ce qu’un être humain ?

En cette période électorale, il aura été débattu de tout, sauf de l’essentiel : de nous-mêmes. De l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, autrement dit des autres. De cette dimension en chacun, pour reprendre les mots d’Édouard Glissant, que n’épuisent pas le « produire » et le « consommer » à quoi on prétend le réduire, de cette dimension « poétique » qui fait la richesse de la vie, affirme notre fondamentale liberté.

Démocratie et littérature : même enjeu

La démocratie, sauf à devenir coquille vide, ne peut se réduire à des institutions, des règles et des lois – qui ne gardent sens et force qu’en s’arrimant à l’idée qui les fonda. Et il n’est pas de « pacte citoyen » qui tienne s’il ne se nourrit pas de cette habitation du monde, de cette idée de soi et des autres, portée par les milliers d’œuvres qui forment une culture, où se reflètent les autres cultures, et qui témoignent ainsi des possibles infinis de nos imaginaires. Sans échange, sans ouverture, la culture est une asphyxie lente et inexorable. Nous devons, pour notre survie, ouvrir notre esprit aux autres cultures : loin de nous menacer, elles nous apportent sang neuf et respiration. Il ne suffira plus désormais de voisiner avec les cultures entrantes, nous devons changer en échangeant, devenir autres, éduquer nos enfants dans cette pluralité relationnelle.

Pas plus que la démocratie ne se résume à Rome, à Athènes, ou à la simple loi de la majorité : elle est ce pari fou, impossible, fragile, toujours en péril de se perdre, mais qui peut-être tire sa force de sa fragilité même, d’une possible communauté des êtres humains fondée sur la reconnaissance de la radicale singularité de chacun, de sa capacité à transcender ce qui prétend le déterminer et le contraindre, de sa fondamentale liberté d’être et de devenir.

Pari impossible ? C’est pourtant le « miracle » dont témoignent le poème, le roman, l’œuvre d’art, expressions de la singularité d’un artiste, et qui n’en éveillent pas moins en chacun des échos, le reconduisent au sentiment de sa propre grandeur, créent de l’être-ensemble

Aucune pensée des temps nouveaux, aucune politique ne vaudront si elles ne se bâtissent pas sur cette idée plus vaste de l’être humain. 

Gagner la bataille de la culture

Ouvrons les yeux : nous sommes en train de perdre la bataille de la culture. Il ne suffit pas de brandir, tel un talisman, le mot « culture » face à la barbarie : toutes les cultures ne se valent pas. Il y eut une culture nazie, des philosophes nazis, des écrivains et des artistes nazis. C’est d’un combat à l’intérieur de la culture dont il s’agit. Ce qui suppose, sans rien oublier des horreurs de l’histoire, que l’on retrouve cette idée de l’être humain qui fit notre génie. Et que cesse ce vertige du dénigrement, de la haine de soi où puisent si généreusement aujourd’hui ceux qui nous ont déclaré la guerre.

Mozart n’est pas Hitler, nous ne sommes pas les universels coupables de tout. C’est au nom de cette idée plus grande de l’être humain qui fit le flamboiement de notre culture que tant se sont levés pour résister, combattre, prendre la défense des droits de l’homme partout où ils se trouvaient bafoués, et d’abord au plus près, dans l’espace colonial. C’est au nom de cette idée que partout, dans les pays totalitaires, ou sous le joug des fanatiques, se battent ceux qui revendiquent aujourd’hui leur liberté – à commencer par les femmes.

Crise de la démocratie ? Urgence de la littérature, face aux monstres qui menacent. Pour nous rappeler, contre tous ceux qui, jour après jour, prétendent nous rapetisser, que nous sommes plus grands que nous. 

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