Par une mode venue d’Amérique qui a rencontré celle du nouveau roman, le roman contemporain a subi trop longtemps le joug d’une réalité impersonnelle. Au romancier d’approcher le style objectif d’une dépêche ou d’un article faisant terre rase de tout obstacle au réel, un adjectif, un malheureux adverbe, une horrible métaphore. Impersonnalité, transparence, effacement, tel a été le diktat. Me reviennent par l’image de quelques documentaires l’exhortation de Sartre à Beauvoir et celle plus incongrue encore de Beauvoir à l’excellente Violette Leduc de procéder à la réduction du style pour écrire « à l’américaine », c’est-à-dire en journaliste, afin de laisser le lecteur face à une réalité vécue comme indépendante de celui qui l’émet comme de celui qui la reçoit.

Outre que la réalité n’existe que par différents effets d’illusion et qu’elle ne peut être comprise ou entendue mais seulement ressentie, le roman provoque une impression de réalité que n’atteint pas toujours l’article de presse. L’écriture nue, ou voulue comme telle, n’est pas le plus court chemin à une compréhension intime que la métaphore obtient presque à coup sûr. D’ailleurs les lecteurs que les nouveaux médias éloignent du livre recréent sur le net à partir de nouvelles inventées des histoires puissamment romanesques qui donnent l’illusion d’une réalité que la presse imprimée cacherait.

Les grands romans s’inspirent souvent de faits divers. L’assassinat de Laëtitia Perrais a fait la une de toute la presse. Décrit, analysé, filmé, il est resté dans tous les esprits. Il a fallu le livre de Jablonka pour qu’avec Laëtitia, son tragique destin, m’apparaisse violemment ce que des essais nombreux nommaient déjà « la France périphérique ». On m’objectera que le livre de Jablonka est un essai, mais le ton, la structure alternée, les témoignages des personnages secondaires, l’empathie de l’auteur, la présence peu à peu reconstituée de Laëtitia vers sa vérité, en font, j’en suis certaine, un objet littéraire, donc un roman.

À l’opposé du Jablonka, les immenses romans de Verger imposent de revisiter des univers de totale fantaisie qui fourmillent d’un tel luxe d’images que par la force de la langue ils donnent à la pure fiction l’illusion de la réalité. On peut dire que l’oiseau qui est là est un corbeau mais quand Verger décrit « le feuilleté d’écailles noires, bruissant comme du satin », ce corbeau, on le voit, on le touche, on le caresse et il donne une part de vraisemblance à tout ce qui l’entoure : personnages burlesques, situations abracadabrantes. On est passé de l’autre côté du miroir, où l’on saisit mieux que la réalité, la vérité cachée. « Le détail, le détail ! » ordonnait Balzac pour conforter le roman réaliste, « l’image, l’image, faites la preuve du réel par l’image », semble nous dire Verger.

L’anticipation, que choisit Sansal pour décrire ce qui se passe ailleurs, dans un autre temps, une autre civilisation, une autre spiritualité, bref un univers que personne ne peut soutenir par une expérience vécue de loin ou de près, a provoqué chez moi et chez beaucoup d’autres lecteurs une révélation qui nous a ouvert les yeux sur une réalité géopolitique et religieuse dans laquelle certains vivent déjà.

Avec Ada, j’ai découvert l’intelligence artificielle. Elle prend le pouvoir, elle sera notre avenir. Il m’a fallu ce roman si drôle de Bello, qui décrit sur le mode policier l’enlèvement d’une « IA » spécialiste du roman à l’eau de rose à la conquête du Pulitzer, pour comprendre, parce qu’il s’agit d’une certaine forme de littérature, de techniques d’ateliers d’écriture et de pratiques éditoriales courantes, que même le domaine du roman est menacé et que déjà, peut-être, les centaines de romans qui nous tombent des mains ont été écrits par autant d’Ada.

Généralement je n’entends pas ce que les médias me disent par signes ou par images. Mais ce que le roman me raconte je le vois, comme si l’histoire transportée par un style déplaçait l’information pour la mettre dans mon champ de connaissance. Loin de penser comme beaucoup que l’on n’est ni dans le vrai, ni dans le concret, mais dans l’écume des choses, l’inutile, le superflu, que « l’on est dans la littérature », qu’il ne s’agit que de préciosité, voire d’afféterie, j’estime que c’est par la littérature que l’on pénètre, si ce n’est la réalité, en tout cas la vérité. Et Beauvoir a bien eu tort de cisailler dans les phrases de Violette Leduc. Imagine-t-on Genet passé au crible d’un correcteur !

Quand j’entends, trop souvent, que « l’éditeur n’a pas fait son travail » ou qu’un livre a « cent pages de trop », qu’avec tous ces « comme », ces « pareil à », la métaphore s’annonce, je dresse l’oreille. C’est à l’extérieur du cadre, dans une littérature peu formatée, que se déploie la liberté d’un écrivain. Je ne dis pas que ce soit simple, on ne règle pas si vite son compte à la réalité. Il faut un immense talent, comme l’affirmait Jules Renard, pour être « un écrivain réaliste que la réalité dérange ». 

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