La puissance de la littérature est considérable.

Les livres ont un pouvoir prodigieux dont témoignent les classiques, ne serait-ce que le Don Quichotte où nous y croyons si volontiers contre toute apparence et Les Mille et Une Nuits où les mots sont en mesure de différer la mort. Mais il est difficile de les séparer de la vie elle-même. C’est Henry Miller qui disait, à peu près, que les livres forment un ensemble avec la vie, au même titre que les arbres, les étoiles et le fumier. 

On n’envisage pas ici le Manifeste du Parti communiste dont la centaine de pages aura eu un sacré effet de réel, mais qui n’est pas à proprement parler un roman. Je ne sais pas si jamais un roman a transformé la réalité, mais qu’ils aient bouleversé les consciences, oui, et partant de là, si les consciences sont une part de la réalité, assurément ils ont cette puissance qu’on veut bien leur prêter. Plusieurs œuvres m’ont ouvert les yeux comme elles m’ont grand ouvert le monde. En enfance, Michel Strogoff a eu ce rôle. Un peu plus tard, Une journée d’Ivan Denissovitch aura la vertu de les dessiller. Toutefois, si je devais en retenir une seule, ce serait Vanité de Duluoz, de Kerouac, sachant qu’il n’existerait pas sans Sur la route ni même sans Visions de Gérard et que ces livres dessinent les contours d’un territoire essentiel davantage encore qu’un arrière-pays décisif. 

Kerouac nous a mis sur la route avec son rouleau impubliable et avec sa version publiée qui a rencontré, au bout d’une décennie, un succès à effet de souffle. Sa traversée fait des émules et c’est très bien. Mais c’est pour mieux nous transporter en amont, dans les années d’enfance, d’adolescence, de jeune homme, avec une grâce et une légèreté qui sont le tribut payé au roman de la route. En vingt pages, on est déjà plongé dans le vif du sujet. Kerouac dit (écrit) les choses telles qu’elles sont, telles qu’elles furent et ont été, telles qu’elles devraient être, telles qu’elles seront. Qu’il a lu l’Iliade en trois jours, qu’autrefois les gens sifflaient en marchant d’un bon pas, que les gamins de treize à dix-sept ans apprennent à jouer au foot sur des terrains vagues et qu’on peut croire, si on est doué, que c’est pour la vie, que Hume était peut-être un grand philosophe avec son intuition de l’identité du moi mais qu’« il ne faut quand même pas pousser », qu’on aimerait bien jouer des sérénades à des filles forcément jolies, que courir nous est aussi naturel que respirer, qu’il va manger la dinde et les tartes à la cerise à la maison. Et voilà comment se termine la première partie de Vanité de Duluoz : « Vanité des vanités [...], tout est vanité, comme dit le prédicateur. On se tue pour arriver à la tombe, en particulier on se tue pour arriver à la tombe avant même de mourir, et le nom de cette tombe est “succès”, le nom de cette tombe est hullaballoo boumboum, connerie. » 

Tout est à l’envi. On le suit ensuite à la guerre sur un navire et on apprend qu’il descend du roi Arthur. On croise des tas de types avec lesquels on passerait bien un moment, on rit, on sourit, on pleure un peu aussi, on voit mourir son père, et alors il faudrait essayer de le « garder en vie et joyeux » tandis que la mère s’esquinte à l’usine de chaussures pour gagner sa vie. Kerouac répond à la question posée quant à la puissance magique et illusoire de la littérature. La réalité n’a qu’à bien se tenir. 

Visions de Gérard en est l’exceptionnelle manifestation. Je ne suis pas sûr qu’il y ait dans toute l’histoire de la littérature un roman qui fasse autant reculer les frontières du réel pour dresser un tombeau aussi tangible et juste. Gérard était le frère aîné de Jack, né en 1917, mort à neuf ans, quand Jack avait quatre ans et quatre mois. Le miracle est qu’il parvienne à recoudre comme un rhapsode quelques lambeaux de souvenirs, son frère sous la forme du « gros poussin […] qui m’emmenait faire de courtes promenades oubliées ». Je me rappelle encore que Gérard parlait aux oiseaux et que pour les oiseaux ses paroles étaient des roses ; je n’ai pas oublié que le fils fait la part belle à sa mère et que le jour de l’enterrement son père garde les paupières baissées et qu’« elles le seront toujours désormais ». On l’a compris, il s’agit là d’un roman poétique, n’ayons pas peur des mots. Mais c’est un vrai bâton de dynamite. Et je pense qu’il tient de la poésie son énergie et cette force capable de réhabiter le monde. 

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