Un soir, peu avant l’attaque meurtrière survenue à Charlie Hebdo en janvier 2015, j’ai essayé de faire dire à Michel Houellebecq que les romans pouvaient changer le cours du monde. Sans succès. Il n’a jamais voulu l’admettre. Je n’ai jamais oublié cette conversation, qui changea ma façon de poser le problème, mais ne parvint pas à me convaincre intimement. Il était tard, dans sa fameuse tour du XIIIe arrondissement parisien, l’écrivain avait accepté de me rencontrer pour les besoins d’une interview afin d’évoquer Soumission, fiction mettant en scène des élites françaises massivement ralliées à l’islam politique, et cela dans un avenir tout sauf lointain. Un simple roman d’anticipation orwellien, s’acharnait à dire l’auteur. Une parabole sans conséquence. Une utopie séduisante même, à certains égards, affectait-il de considérer. Une fiction qui fut toutefois saluée, avant même sa parution, par tout ce que le pays comptait d’intellectuels solidement islamophobes, et conspuée par tout ce qu’il abritait de bien-pensants sans malice.

« Vous savez bien que ce que vous appelez une simple “vision du monde” peut être très active », lui dis-je à peu près ce soir-là, au sens où elle peut intoxiquer résolument les esprits. « Je n’y crois pas », affirma Houellebecq. « Ce qui change le monde, ce sont des propos idéologiques purs, sans personnages, ni complications de ce genre. Le Christ a changé le monde, en s’exprimant brièvement. Rousseau a parfois aussi été percutant. Marx a su l’être par moments. Le Manifeste du Parti communiste a pesé, c’est peu discutable. Le roman, lui, n’est pas performatif. Il ne change pas le cours des événements. » Je lui rappelai pourtant que lui-même avait déjà démontré, avec Les Particules élémentaires notamment, une vraie capacité à repérer les failles de la société, à appuyer dessus avec cruauté, à les aggraver jusqu’à obscurcir le Zeitgeist, l’esprit du temps, et de là, à peser sur le cours des choses par toutes sortes de modalités, en effet difficiles à évaluer, mais tout à fait réelles. « Le roman est toujours ambigu », martela jusqu’au bout Houellebecq. « Quand l’auteur est bon, il est d’accord avec tous ses personnages, il plonge dans une espèce de relativisme généralisé. C’est cela le processus romanesque. Un truc un peu dégoûtant d’ailleurs. »

Qu’en est-il en réalité ? Il est certain qu’on aurait du mal à citer un roman qui ait cassé l’histoire du monde en deux, comme Nietzsche ambitionnait de le faire avec son œuvre. Ou qui ait durablement ruiné le capital moral d’un mouvement historique aussi vaste que le communisme, comme le fit L’Archipel du Goulag au début des années 1970. Un « essai d’investigation littéraire » dont Soljenitsyne s’attachait justement à dire qu’il ne contenait « ni personnages ni événements inventés ». Mais le problème de départ s’en trouve-t-il tranché ? On n’en finirait pas en effet, à l’inverse, de citer des romans qui, façonnant des millions d’âmes, imprégnèrent le monde de leur marque, et firent l’Histoire aussi sûrement qu’un certain petit général corse. Alors, Houellebecq ? Cherchait-il ce soir-là à échapper à ses responsabilités de démiurge ? Était-il tout simplement sincère, de longue date désillusionné sur les effets du roman ? Nous maintiendrons quant à nous, pour la beauté de l’idée, qu’un battement d’ailes dans un roman de Houellebecq peut déclencher une tornade conservatrice au pays de Voltaire. 

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