S’interroger sur la réception du récit national français dans l’Italie actuelle, c’est se confronter à un sentiment d’altérité, voire d’incompréhension : ce récit national, considéré comme l’un des traits spécifiques de la France, apparaît comme une bizarrerie, une exception, mais aussi comme le socle sur lequel se construit le mythe de la grandeur française. Dans la rue comme dans les discours politiques, il n’est pas rare d’entendre en guise d’explication de la singularité française : « Oui, mais, eux, ils ont eu Napoléon et de Gaulle. » Un raccourci, bien sûr, mais un raccourci qui, dans toute sa simplicité, sa banalité, exprime tout autant une mise à distance que la conscience d’une différence séparant profondément les deux pays. Comment se justifient-elles ?

Les raisons sont à chercher dans le rapport à la fois complexe et contradictoire que l’Italie entretient avec la « Grande Nation », dont la contribution se révéla à deux reprises décisive pour donner corps à une idée nationale qui faisait auparavant figure de simple héritage culturel. À Napoléon Bonaparte revient le mérite d’avoir introduit, à la pointe des baïonnettes, l’idée d’une souveraineté nationale de la Péninsule : il fit en effet miroiter aux Italiens l’unité politique de leur territoire (sans toutefois jamais penser à la mettre en œuvre véritablement). Quelques décennies plus tard, l’intervention de son neveu Napoléon III fut décisive : elle permit de rompre l’étau de la puissance des Habsbourg et d’enclencher en 1859 le processus d’unification du pays. Dans un cas comme dans l’autre, la dette était trop grande pour que le jeune État unitaire puisse la reconnaître et donner de la sorte un prolongement culturel à une subordination déjà si manifeste sur le plan militaire et géopolitique. 

Dès lors, la construction de la nation italienne s’est accompagnée de l’élaboration d’un récit national tout à fait comparable dans ses formes à celui qu’a consacré en France la puissance du génie de Michelet. De part et d’autre des Alpes, l’histoire s’écrit toujours en ayant comme protagoniste la Nation, pensée comme une entité vivante et éternelle. Mais, en opposition à la mission civilisatrice de la Grande Nation issue de 1789, les Italiens vont s’appuyer sur leur spécificité culturelle pour construire leur propre vision du progrès, qui enjambe, voire marginalise la Révolution française. Le livre La rivoluzione francese del 1789 e la rivoluzione italiana del 1859, d’Alessandro Manzoni, père de la nation littéraire italienne, est à cet égard très significatif. Rédigée immédiatement après les victoires de Napoléon III en Italie et publiée, plus tard, à l’occasion du premier centenaire de la Révolution, cette œuvre insiste sur les divergences entre ces deux épisodes historiques, en suggérant par la même occasion la supériorité du mouvement révolutionnaire italien sur les événements français : dans la Péninsule, souligne-t-il, aucun débordement populaire, aucun excès, aucune dictature robespierriste ou napoléonienne qui vienne l’entacher. Le refus de considérer 1789 comme le modèle de 1859 s’accompagne, d’une part, de l’exaltation du rôle de la maison de Savoie et, d’autre part, de la mise en valeur d’un patrimoine culturel qui justifie la mission civilisatrice de la nouvelle nation, de même que son rang parmi les autres grandes puissances.

En ce sens, le fascisme, loin d’innover, n’a fait qu’exacerber un leitmotiv bien connu. Exaltation du rôle de l’État, mystique de la mission civilisatrice, supériorité de la nation : le récit national fasciste plongeait ses racines dans un discours similaire à celui développé par nombre de nations au cours du « long XIXe siècle » (1789-1914) ; cependant, il prit aussi une tournure nouvelle, laquelle allait servir de base à la rhétorique et à la légitimité du régime mussolinien.

Ce dernier ayant été disqualifié par ses crimes et la défaite de 1945, la notion même de récit national ne renvoie pas, dans l’Italie actuelle, à une forme de transmission de connaissances historiques collectives, mais à un usage biaisé de l’histoire, mise au service du politique. Qui plus est, la volonté de s’éloigner de tout nationalisme consécutive à l’écroulement du régime fasciste et à la mise en discussion de la centralisation de l’État, a toujours justifié un sentiment de méfiance par rapport aux tentatives d’élaborer un récit national en lien avec la nouvelle identité démocratique italienne. C’est pourquoi l’image politique du général de Gaulle – pourtant considéré comme le dernier des grands hommes qu’ait connus la France – semble suspecte aux yeux des Italiens. Ce n’est pas un hasard si, en particulier après 1958, toute la classe politique de l’Italie républicaine voyait en ce militaire moins le sauveur du 18 Juin qu’un avatar de l’homme du 18 Brumaire, modèle de l’homme fort dont on ne voulait plus entendre parler. Ce n’est pas non plus un hasard si l’écroulement des partis italiens dans les années 1990 a attisé la peur que la vie politique ne prenne un tour plébiscitaire. Or, cette crainte empêche de porter un regard dépassionné sur le passé italien le plus récent. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !