Qu’y avait-il chez cette enfant qui n’allait pas ? Elle ne retenait aucune leçon de grammaire, elle faisait tant de fautes aux dictées que les mots perdaient leur signification, elle écrivait si mal qu’elle peinait à se relire ; quant aux chiffres, ils étaient des signes obscurs, emberlificotés dans des injonctions abstraites : divisions, multiplications et règles de trois, ses calculs étaient faux, ses problèmes irrésolus, et sans l’aide de ces chiffres comment aurait-elle pu apprendre les leçons d’histoire, retenir les chronologies et établir des liens entre les événements qui se succédaient ? L’histoire était une compression de dates et de lieux, de noms connus qui émergeaient brusquement et sans cohérence, c’était un monde lointain et fermé, le passé était clos et bâillonné, et le présent une injonction quotidienne et scolaire : « Apprends et retiens. »

Elle ne retenait rien, et petit à petit, insensiblement, elle dériva, se plaça dans une toute petite marge, prit la place vacante de « dernière de la classe », et à ce rang de renégat elle se sentit à l’aise, un poste d’observation triste et tranquille, mais insensiblement, au fil du temps, elle lâcha tout à fait prise, elle tomba malade. Ce fut doux et indolore, il lui avait suffi de se laisser glisser : attraper le premier microbe qui passait et se coucher avec. Elle n’avait ni la force ni le droit de sortir. Elle avait un tout petit peu la force de vivre, seule, dans son lit, son île rêveuse et protégée.

Au début on lui apporta les leçons en retard, puis, la maladie s’installant, on ne lui apporta plus rien et elle disparut de la mémoire de la classe, à tel point qu’après cinq mois d’absence et sans avoir rattrapé aucun cours ni passé aucune évaluation, elle fut autorisée à passer dans la classe supérieure. Elle comprit alors, sans amertume ni surprise, que sa présence ou son absence à l’école était la même abstraction, elle aurait pu mourir ou se dédoubler, elle n’existait pas. Elle n’existait pas avec eux. Elle était une petite fille floue, ni tout à fait morte ni tout à fait vivante, et pourtant.

Un après-midi aussi ennuyeux que léger, sans raison apparente, elle se leva, traversa l’appartement désert et entra dans la salle de télévision de ses parents, anciennement bibliothèque de son grand-père. Elle monta sur un escabeau et regarda les tranches des livres aux couvertures de cuir sombre, aux titres dorés, puis les livres plus récents, imposants comme des dictionnaires, elle se sentait bien trop ignorante pour oser en ouvrir un et elle dévia vers son milieu naturel, les livres du bas, ceux qui, sur la dernière étagère, étaient sûrement de moindre importance. Comme elle.

Elle prit le premier qui se présentait, un « Livre de Poche »… Grande poche, pensa-t-elle. Le volume était épais, elle le tenait à deux mains comme un petit animal, sur la couverture était dessinée une jolie dame en habit « d’époque », cette zone floue qui englobait les siècles passés, quand les filles portaient des robes longues et des décolletés osés. Elle tenait le bras d’un beau garçon, tous deux étaient de dos, devant un miroir, et on aurait dit qu’ils faisaient face à un autre couple, qu’ils étaient quatre et pourtant si seuls : ils regardaient l’un à droite, l’autre à gauche, peut-être vérifiaient-ils l’effet qu’ils faisaient sur l’assistance (on devinait des silhouettes autour). À elle, ils faisaient beaucoup d’effet. C’était quoi leur histoire ? Guerre et paix. Parce qu’elle était attirée par ce couple de rêve, parce qu’elle espérait qu’il ferait la paix après s’être fait la guerre, elle prit le livre et retourna se coucher.

Elle lut Guerre et paix. Tome I et tome II. Elle lut cette histoire à laquelle elle ne comprit d’abord rien, la hiérarchie de la société aristocratique russe et celle de l’armée, la multitude de personnages aux prénoms suivis d’un chapelet de diminutifs, des longues intrigues et des parentés complexes, des extraits de documents officiels, lettres et rapports, elle s’appliqua, acharnée, volontaire, et elle aima cela. Tolstoï lui faisait confiance, Tolstoï l’encourageait à continuer, et bientôt elle fut aspirée par cette valse folle, André Bolkonsky, Natacha Rostov, Pierre, Nicolas, Sonia, Alexandre, Hélène et Lise… Les empereurs, les comtes et les princes, les diplomates et les rêveurs, les ambitieux et les timides, les bals et les batailles, les beuveries et les amours, les capitulations et les duels, et puis : le 2 décembre 1805. La première date de l’histoire qu’elle retint sans l’avoir apprise, la bataille d’Austerlitz qu’elle comprit sans qu’on la lui ait enseignée. Les Russes, les Français, les chevaux, les drapeaux, les baïonnettes, les « hourra » et les morts, et le prince André, assaillant courageux, soldat fougueux rêvant de gloire et de sacrifice, et soudain ces mots : « Qu’est-ce qui se passe ? Je tombe ? » Le prince est blessé, il est à terre, le monde autour s’efface, de longs nuages gris glissent au-dessus de lui. Il reste seul face au grand ciel vide. 

L’enfant pleura la mort possible du prince André, et son apaisement face au mystère du ciel immense marqua sa vie à jamais. Par la fiction, elle avait appris la vérité, l’histoire n’était pas faite de noms célèbres et de dates ; l’histoire, c’était un soldat couché à terre et qui n’avait plus ni uniforme ni médaille, ni amour ni compagnons, ni âge ni certitude. L’histoire, c’est un homme couché comme un poète, entre la terre et le ciel. La douleur et la paix. 

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