Je n’habite plus à Forbach, mais Forbach m’habite. Il demeure en moi une sorte d’intranquillité, une zone sensible que je revisite depuis quelques années, une parcelle de mon enfance qui ne me laisse pas en paix. Cette « contrée de moi-même » est nichée dans le bassin houiller de Lorraine, une terre de terrils recouverts de verdure, de chevalements et de cathédrales industrielles transformées en musées. Forbach est associée au FN, un peu comme Hénin-Beaumont. Pourtant le parti de Marine Le Pen n’y a pas encore planté son drapeau comme les astronautes l’ont fait sur le sol brûlé de la lune. À chaque scrutin, Forbach ressort de l’oubli. Florian Philippot, le médiatique lieutenant de la patronne frontiste, y sème sa mauvaise graine depuis des années. Et visiblement sur cette terre de charbon mélangée à la sueur de ceux qui ont perdu leur santé à en extraire l’or noir, la graine a poussé, poussé, poussé.

Les prochaines échéances promettent une belle moisson, dans la foulée de laquelle le numéro 2 du parti d’extrême droite espère gagner son ticket d’entrée à l’Assemblée nationale. Je ne m’y résous pas et, en même temps, je ne sais pas ce qui pourrait arrêter cette lente dérive. Je ne sais pas ce qui pourrait contrer ce funeste destin. Ce que je sais, c’est qu’il convient de raconter la ville, ce qu’elle a été, ce qu’elle est devenue. Un récit des faits, sans complaisance ni nostalgie.

Car Forbach n’est pas le FN. Forbach est une ville d’abstentionnistes, une ville comme beaucoup d’autres où l’on ne vote pas, enfin très peu. Ceux qui se déplacent se sont laissé, en grand nombre, contaminer par les discours vénéneux. Depuis la fermeture de la mine, et la crise économique qui a balayé la ville – emportant sur son passage une partie des commerçants du centre-ville qui ont baissé le rideau –, les idées frontistes y trouvent un écho. Et l’écho porte loin dans ce décor de Far West où la rue principale, souvent déserte, laisse les habitants du centre-ville déroutés, sans repères. Mais a-t-on suffisamment raconté que cette rue Nationale, sous l’occupation, s’est appelée Adolph-Hitler-Strasse et était décorée, du haut en bas, de drapeaux marqués de la croix gammée ? A-t-on suffisamment raconté qu’ici, sur le monument aux morts, il n’y a pas – comme ailleurs – de liste de noms ? Il aurait été trop périlleux à l’époque de faire le tri entre ceux qui avaient collaboré et ceux qui étaient les victimes de l’occupation, les malgré-nous et les résistants. La population entière de la ville est sortie meurtrie de cette guerre. À Forbach, les plus « courageux » ont tondu les têtes de certaines femmes. Enfant, j’ai entendu ces récits qui imprégnaient encore, dans les années soixante-dix, les familles marquées par la honte. Mais cette histoire ne se raconte pas. Le récit de la honte n’a pas sa place à Forbach. Honte de son histoire, de la pauvreté, de l’exploitation, de la discrimination. Jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix, le travail parvenait à réunir tout le monde. Les Forbachois étaient soudés, malgré les tensions, par l’or noir qui permettait à tous de vivre décemment. Puis la mine a fermé, et tout s’est écroulé. Il a fallu trouver des coupables ; il faut toujours désigner un responsable quand le mal-être s’installe. Et avec l’explosion du chômage, il était tout trouvé : l’étranger, celui qui vient « vous voler le pain de la bouche ». Et pourtant, Forbach est une ville d’étrangers. Mais les plus anciens de ceux qui sont venus s’installer à Forbach ont la mémoire courte et oublient vite qu’il n’y a pas si longtemps, ce sont eux qu’on stigmatisait. Qui aurait pu imaginer dans les années cinquante que le maire porterait un jour un nom polonais, comme Laurent Kalinowski qui administre la ville depuis deux mandats ? Je fais le pari que dans quelques années il aura un patronyme turc ou syrien, et il faut s’en réjouir.

Mais pour l’instant fleurissent dans les rues de terribles slogans, fracturant la population, distillant le poison de la haine.

L’an dernier, alors que j’y tournais mon film documentaire, je me suis levé et j’ai décidé d’y faire une balade matinale. Il n’y avait personne dans les rues. Je filmais la ville vide… C’est compliqué de filmer Forbach sans l’accabler. Filmer pour témoigner, porter un regard, sans condamner. Au cours de cette déambulation filmée, j’ai été attiré par de petits rectangles noirs cernés de jaune. Un premier, un deuxième, sur chaque poteau, sur chaque élément du mobilier urbain qui habille la rue Nationale. Ils sont des centaines, collés comme des verrues nauséabondes : « Face à la racaille, tu n’es plus seul » ; « Ils ont leur bande, rejoins ton clan » ; « Défends-toi, ici c’est chez toi » ; « 732, Poitiers… Ils t’en ont pas parlé ? » ; « Génération anti-racaille » ; « Je suis Charlie Martel ».

Cette prose raciste oppose les habitants, partout où elle se colle, à Forbach comme ailleurs. Elle appelle à la haine des musulmans et à la stigmatisation de l’islam, assimilant arabes et racailles en opposition à ceux qui sont ici chez eux.

Il faut montrer ces slogans, montrer à Forbach les ravages de la crise économique, et la vie coûte que coûte. Car, oui, Forbach est gorgée d’espoir, malgré tout. On s’y aime, on y vit, on y accueille les réfugiés venus d’Irak, d’Afghanistan ou de Syrie. La ville est belle de la résistance de ceux qui s’y battent pour faire barrage aux forces obscures qui la guettent. 

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