Je passe au bord d’un marécage
Un plasma visqueux s’en découd
et inonde les rives ourlées de boue

Je franchis des murailles molles
Je tombe sur un fond de forêt
enflée affolée hantée

On entend des sirènes, de grands battements
Ça soude ça scie ça scie
On dirait qu’on fabrique de la terre…
Ça alors! On fabrique vraiment de la terre

De grands réservoirs de boue rougeâtre chuintent
Les vieux échafaudages pourris s’effondrent
Des bourbiers se rejoignent
Des tas de boue croulent sur le sol

Des voix se bousculent en désordre
On hurle : Interdit !
– C’est à moi qu’on parle ?

Je passe au-dessous d’arcades feuillues
Des arbustes sans nom m’interrogent :
– Il fait déjà jour ?
Des taches de lumière trouent les hautes cimes

Des arbres-commères
ont passé la nuit à tisser des feuilles en secret
Vent-petit vent a soufflé à en chatouiller les branches
Effacé des écritures indéchiffrées

Extrait de Cobra Norato, 1931.
Traduit du portugais par Ciro de Morais Rego et Christine Morault.
© éditions MeMo, 1998 pour la traduction française

 

L’homme n’est pas le seul à détruire pour construire. La nature elle aussi travaille. La forêt vierge est insomniaque. La nuit, elle se transforme. Publié en 1931, Cobra Norato nous englue dans une Amazonie de légendes. En trente-trois poèmes, un parcours initiatique. Le héros, qui se glisse dans la peau de soie élastique du cobra Norato délivrera-t-il du Grand Serpent la fille de la reine Luzia ? Avant qu’il ne la retrouve nue comme une fleur, que d’épreuves dans une jungle ventriloque, un utérus de boue. Car Raul Bopp donne à cette quête fiévreuse la structure d’un conte pour enfants. Avec des fleuves, des arbres, des animaux qui parlent : des ennemis, des adjuvants. Le lecteur cherche son chemin parmi ces voix qui « se bousculent en désordre ». Quelle étrange beauté qui mêle le cocasse au mystère, les formes prosaïques aux images ­magiques, les leçons des avant-gardes européennes aux mythes indiens. Raul Bopp (1898-1984) est l’auteur d’une œuvre mince dont Cobra Norato est le fleuron. Il participe durant les années 1920 à une école moderniste : le mouvement anthropo­phage. Le poète Oswald de Andrade en est le théoricien provocateur. Revisitant l’histoire de son pays, glorifiant les tribus amérindiennes, tels les Tupis, il invite les Brésiliens à déglutir les cultures coloniales pour mieux les assimiler. Un repas sacré, une révolution de la joie pour se libérer des inquisitions étrangères. Prends garde à toi, William Shakespeare : « Tupi, or not Tupi that is the question. » 

À lire également, La Poésiedu Brésil, Anthologie du xvieau xxe siècle aux éditionsChandeigne.

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !