– Ça fait de la peine quand même.
– C’est le sport. C’est comme ça. Brésil ou pas Brésil.
– Non mais ça fait de la peine.
– Prendre sept buts en demi-finale de Coupe du monde, c’est vrai, c’est beaucoup. Mais tout est grand ici. Un ­score-fleuve a naturellement sa place au pays de ­l’Amazone.
– Non, ce n’est pas ça. Je pensais à ­Auguste Comte. L’inventeur du positivisme. ­Regarde là, c’est sa statue. Je me souviens, il y a quelques années, des étudiants l’avaient taguée : « Ni Comte ni Sponville ».
– C’est vrai, difficile de rester positif après une défaite pareille.
– Le positivisme, rien à voir avec la psychologie positive. C’est l’idée selon laquelle l’humanité traverse différents stades, le stade théologique, puis le stade métaphysique avant d’atteindre finalement le stade positif. En gros, toute l’histoire de l’humanité consiste à remplacer la question « Pourquoi ? » par la question « Comment ? ».
– Et pourquoi tu penses à ça maintenant ? À cause des stades ?
– À cause de Jules César et de Dante.
– Tu es difficile à suivre aujourd’hui. C’est la caïpirinha ?
– Julio Cesar a pris sept buts. Et Dante n’a rien pu faire pour le sauver.
– Ah tu parles du gardien de but brésilien, et de son défenseur ! C’est ça qui t’a fait de la peine ? Voir Jules César se faire planter sept fois, et Dante perdre toute espérance en entrant ici…
– Tu te souviens de Socrates ?
– Le philosophe ou le joueur de foot ?
– Tu te souviens de sa silhouette ? Élégant, fin, avec sa petite barbe. Capitaine de l’équipe du Brésil en 1982. Tu sais d’où lui venait son prénom ?
– De parents philosophes ?
– Du calendrier positiviste. Auguste Comte, quand il a voulu mettre ses idées en pratique pour transformer la société, a fait du positivisme une religion. Il a créé un calendrier pour remplacer les saints par les grands hommes : Socrate, Jules César, Dante…
– Tu veux dire que les parents de joueurs de foot brésiliens sont positivistes ?
– Je veux dire que nul n’est prophète en son pays. Auguste Comte n’est pas vraiment révéré en France. Mais ses idées se sont diffusées avec un certain succès au Brésil. Regarde le drapeau brésilien : « Ordre et progrès ». C’était la devise ­d’Auguste Comte : « L’amour pour principe et l’ordre pour base, le progrès pour fin. »
– L’amour a disparu ?
– Il n’est jamais très loin.
– Et comment Auguste Comte a fini sur ce drapeau ?
– Il avait des disciples brésiliens très ­actifs. Depuis 1850, ils ont beaucoup œuvré pour réformer la société brésilienne. Ils étaient peu nombreux, mais influents. Des pionniers. Plusieurs générations de médecins, d’ingénieurs, de militaires ont été en contact avec les idées du positivisme, notamment à l’École militaire de Rio. Ils ont milité pour l’abolition de l’esclavage, avec succès. En 1871, la « Loi du ventre libre » libérait les enfants d’esclaves. Puis en 1888, la « Loi d’or », signée par la princesse impériale Isabelle de Bragance, abolit l’esclavage. C’est une loi très belle, notamment par la pureté de sa rédaction. Deux phrases :1. À partir de ce jour, l’esclavage est aboli au Brésil.2. Toute disposition au contraire est abolie.
– Et tout ça grâce à Auguste Comte ?
– Ce n’est pas aussi simple, évidemment. Mais pour en revenir au drapeau… L’abolition de l’esclavage a eu pour conséquence de faire beaucoup de mécontents chez les grands propriétaires terriens. Le pouvoir impérial s’en est trouvé fragilisé. Le terrain était prêt pour un coup d’État. Et c’est ainsi qu’est née la république des États-Unis du Brésil en 1891… Le général positiviste Benjamin Constant a convaincu le gouvernement provisoire de cette jeune république d’adopter le drapeau conçu par l’Apostolat positiviste du Brésil, sur lequel, évidemment, on retrouve la devise d’Auguste Comte…
–  « Ordre et progrès ». Et à part les prénoms de quelques joueurs de foot, comment se mesure l’influence du positivisme au Brésil ?
– Difficile à dire. C’est partout et nulle part. Comme un air qu’on respire. Une ­ambiance diffuse.
– La diffusion des idées reste parfois diffuse.
– Par exemple, en 1881, les positivistes avaient pris fermement position contre la constitution d’une université impériale.
– Ils ne voulaient pas enseigner leurs idées au plus grand nombre ?
– Ils se dressaient contre la « pédanto­cratie ». Ils s’interdisaient de recevoir un salaire de l’État pour conserver leur ­liberté : ils ne pouvaient donc pas avoir de poste d’enseignement. Pour eux, comme pour Comte, l’Université est contraire à toute tentative de « régénération mentale ». C’est une institution qui fige l’esprit. C’est certes un ordre, mais contraire au progrès et à la liberté spirituelle.
– Et tu vas parler de ça à tes élèves, à la Sorbonne ?
– Bien sûr. Mais en amphi, ils n’écoutent pas vraiment. Ils regardent les matchs sur leurs Smartphones. Tu sais ce que c’est.
– C’est bien. Tu n’as ni esclaves, ni élèves. Tu es positiviste en ton pays. Le Panthéon n’est pas loin. Alors, qu’est-ce qui te fait de la peine ?
– Tout ce qui reste des grands hommes, ce sont des noms sur des maillots.
– C’est positif, non ?  

@opourriol

 

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