À Stockholm, en 1957, au moment de recevoir le prix Nobel de littérature, Albert Camus a dit : l’art m’est nécessaire parce qu’il me permet de vivre au milieu de tous. Quand on est artiste, on se sent différent. Souvent, on croit avoir le droit de s’isoler, de renoncer à s’intégrer. Camus disait l’inverse. L’art nous oblige à nous relier aux autres en permanence pour nourrir notre différence. La culture est une arme de combat en ce sens. Elle nous ramène à l’autre par le biais de cette évidence : nous faisons partie d’une communauté. Dans l’art, il y a le cri et le chant. Le chant recouvre ce que le cri déchire. L’artiste a le pouvoir de pousser ce cri pour les autres. C’est son rôle. Il n’existe que parce qu’il part de lui-même pour aller vers les autres, et des autres vers lui-même. Il est un porte-parole. 

Par le biais de l’émotion, la culture permet de faire venir à la surface de l’être une interrogation, une prise de conscience. On raconte que lorsque Léonard de Vinci a peint La Cène, il a cherché des visages pour ses apôtres. Le plus difficile était de trouver ceux qui pourraient représenter le Christ et Judas. Il a finalement trouvé le visage du Christ quelque part en Italie et il l’a peint. Deux ans plus tard, il cherchait encore un visage assez épouvantable pour pouvoir représenter Judas. Une nuit, il est tombé sur un homme détruit par la vie, la déchéance humaine. Il était convaincu qu’il tenait son homme. Quand il a fait part à l’homme de son projet, celui-ci aurait répondu : je ne peux pas accepter car, il y a deux ans, vous avez déjà peint le visage du Christ à partir du mien. 

Depuis toujours, je suis révoltée par l’injustice, par l’innocence détruite, massacrée, humiliée, par ces peurs qui aveuglent les êtres. Enfant, j’ai pu vivre avec ce sentiment grâce à mes crayons et à mes pinceaux. L’art porte sur le monde un regard humaniste. Et c’est par l’humanisme que l’on parvient à l’espérance d’un monde meilleur et à reconstruire des êtres. J’ai été personnellement très tentée de me retirer de ce monde trop cruel. Mais quand l’artiste s’isole, il fuit. Il n’est alors plus nourri dans sa différence par son rapport à l’autre et sombre dans une espèce d’obscurantisme. L’art est une arme à double tranchant. 

Entretien réalisé par MANON PAULIC

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