L’idée d’une VIe République ne me semble pas très heureuse, et même à la limite du ridicule, si l’on considère que depuis 1791, date de la première, la France a déjà connu une quinzaine de Constitutions. Il en faudrait donc une seizième ! Et pourquoi s’arrêter là ? C’est une manie bien française que de vouloir refaire le monde sur une feuille blanche. 

Si les républiques françaises ont été numérotées, c’est parce qu’elles sont nées et mortes dans la violence : la guerre, le coup d’État, la révolution, la guerre civile, tel est le contexte. La Ire est sortie casquée de la guerre européenne et de la trahison du roi en 1792 ; elle s’est effondrée sept ans plus tard sous le coup d’État du 18 Brumaire perpétré par Napoléon Bonaparte. La IIe République est née d’une révolution, celle de février 1848 ; elle a été détruite par le coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, le neveu, le 2 décembre 1851. La IIIe République est fille de la guerre franco-prussienne et de la défaite de Napoléon III ; elle est morte de la Seconde Guerre mondiale, après la défaite des armées françaises et le hara-kiri des parlementaires présents à Vichy le 10 juillet 1940. La IVe République est le produit du même conflit international, après quatre ans d’Occupation ; elle est morte d’une autre guerre, la guerre d’Algérie, d’où est sortie la Ve.

Notre Constitution actuelle date d’il y a près de soixante ans. Elle a été élaborée dans un contexte géopolitique qui n’est plus le nôtre et dans une société qui, depuis 1958-1962, a beaucoup changé. Il est donc permis de juger nécessaire l’adaptation des institutions à la demande politique et sociale du xxie siècle. Cette demande, en 1958, était claire : étant donné l’impuissance du régime d’assemblée face au problème algérien, l’instabilité maladive des gouvernements, le discrédit d’un exécutif privé de majorité et mis en minorité au bout de quelques mois, il fallait d’urgence redonner à cet exécutif une autorité qui, fondée sur de nouveaux pouvoirs, mettrait fin au délitement de l’État. 80 % des électeurs ratifièrent cette nouvelle Constitution, dont l’efficacité fut incontestable. Après la fin de la guerre d’Algérie, le régime instauré par le général de Gaulle confirma une solidité gouvernementale qu’aucun autre régime républicain n’avait connue. L’alternance de 1981, avec la victoire de François Mitterrand à la présidentielle et celle des socialistes aux législatives – une alternance pacifique sur le modèle des autres démocraties libérales – a eu pour effet de renforcer la Ve République.

Cependant, cette solidité politique avait un prix, le caractère monarchique de l’État. De Gaulle lui-même, dans ses entretiens avec Alain Peyrefitte, qualifie ce régime de « monarchie élective ». Au sommet de l’État trône un chef doté de pouvoirs considérables et dispensé de la responsabilité. Les articles 20 et 21 de la Constitution assignent pourtant au Premier ministre de déterminer et de conduire la politique de la nation. De Gaulle avait fait cette concession aux caciques de la IVe République dont l’approbation en 1958 lui était nécessaire. En fait, comme il le dira encore à Peyrefitte : « Le chef du gouvernement, c’est moi ! » C’était lui qui nommait le Premier ministre et c’était lui aussi qui le poussait, s’il en avait envie, à démissionner. C’était lui qui prenait toutes les grandes décisions, au mépris des articles cités plus haut. François Mitterrand, en 1964, eut beau jeu de dénoncer dans un brillant essai Le Coup d’État permanent. Mais quand Mitterrand eut enfilé les habits du président de la République, il ne changea rien aux habitudes de l’exercice présidentiel. De manière cynique, il pouvait expliquer aux siens que cette Constitution était mauvaise, sauf pour lui.

Rien n’a changé depuis les deux septennats de Mitterrand. Ses successeurs, jusqu’à François Hollande, n’ont nullement renoncé aux pouvoirs exceptionnels qui transgressent même la Constitution. Voilà déjà une bonne raison de changer d’habitudes : en finir avec les excès d’un pouvoir monarchique qui ne dit pas son nom. Il suffirait au nouveau président de la République de respecter ces articles 20 et 21 ; de définir son rôle et sa fonction : garantir l’indépendance nationale, assurer la continuité de l’État, représenter la France dans le monde comme chef suprême de la diplomatie et chef des armées… Il lui revient aussi un rôle d’arbitre en cas de conflit entre le gouvernement et le Parlement – ce qui justifie son droit de dissolution de l’Assemblée.

L’effacement du pouvoir monarchique n’est certes pas la seule revendication de notre société contemporaine. Un écart s’est dangereusement creusé entre les citoyens et leurs élus, entre les électeurs et les gouvernants. La représentativité du Parlement est mise en cause. Tout se passe comme si le milieu politique se recrutait au sein des mêmes couches sociales ou professionnelles. D’où l’appel à la réforme, celle du mode de scrutin, celle de la limitation des mandats dans le temps, afin que de nouveaux venus aient leur place. La professionnalisation de la politique a le mérite de favoriser la compétence née de l’expérience ; elle présente aussi le grave défaut de transformer le dévouement à la chose publique en carrière. 

Nous vivons, d’autre part, dans une société où l’instruction s’est généralisée, où les citoyens veulent faire respecter leur droit à la parole. Comme écrivait Paul Ricœur, on mesure le niveau démocratique d’une société au nombre de ceux qui participent à l’élaboration de la loi. La démocratie participative n’est pas une chose aisée à mettre en place, mais elle est une exigence de plus en plus vive – sur les moyens de laquelle il faudra innover.

La volonté de traduire en actes les réformes politiques dont notre démocratie a besoin doit-elle passer par l’établissement d’une VIe République ? Il serait tout de même temps de considérer que nous ne sommes pas en Ve République, mais d’abord et, espérons-le, définitivement en République. Assurer la continuité de la République engage à renoncer à une nouvelle numérotation qui affaiblirait son principe et ses valeurs. Une Constitution n’est jamais intangible, celle de la Ve a déjà connu de sensibles révisions (élection du président au suffrage universel, saisine du Conseil constitutionnel, quinquennat, etc.). Le groupe de travail sur l’avenir des institutions, que j’ai eu l’honneur et le plaisir de coprésider avec Claude Bartolone, s’est achevé par la publication d’un rapport qui, dans une version abrégée pour la librairie, s’est intitulé Refaire la démocratie. Cet ouvrage présentait dix-sept propositions de réforme à même de justifier son titre. Qu’est-il besoin d’une VIe République pour les discuter, les compléter et les mettre en œuvre ? 

On ne change pas de République en douceur, sur la simple convocation d’une Assemblée constituante hypothétique, au sein de laquelle, du reste, nul ne peut prévoir quelle serait la majorité. Les partisans d’un nouveau régime pourraient bien se trouver les moins nombreux. Quand Lénine, après la révolution d’Octobre, découvrit que les bolcheviks étaient minoritaires dans l’Assemblée constituante qui venait d’être élue, il prononça sans état d’âme sa dissolution. Aussi, je donnerais volontiers ce conseil aux partisans de la VIe : faites la révolution, une vraie, à l’ancienne, avec ce qu’il faut de violence pour abattre d’abord le régime en place, ou alors la « VIe République » ne sera qu’un slogan pour les pancartes des défilés et les effets de tribune. 

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