Il y a deux cultures politiques dans la gauche française. Ainsi est fait notre passé. C’est peut-être notre richesse. Mais le fait est qu’il y en a deux. La plus typée, qui fut longtemps dominante, elle est jacobine, elle est centralisatrice, elle est étatique, elle est nationaliste, elle est protectionniste. La République a détruit les autonomies provinciales pour assurer sa propre consolidation, a centralisé à outrance plus que nulle part au monde l’appareil scolaire pour en assurer la laïcité, a financé les grandes infrastructures économiques pour en contrôler la géographie, en tuant par là le développement économique de toutes nos régions, vous le savez bien. Elle a protégé longtemps l’activité interne du pays, ce qui a retardé le développement du capitalisme industriel français. La classe ouvrière française est entrée de plain-pied dans cette logique : mouvement revendicatif, refus des responsabilités partielles, appel à l’État central.

Cette culture a, en outre, curieusement l’autorité d’un marxisme capté par ceux qui n’en sont pas les vrais héritiers, car enfin, camarades, souvenez-vous de vos lectures, le socialisme, qu’est-ce que c’est pour Marx, sinon, par-delà la victoire de la lutte des classes, le dépérissement de l’État, la société associative, l’organisation de la production sur la base de l’autodétermination des travailleurs ? Voilà le marxisme. 

L’autre culture qui réapparaît dans la gauche française d’aujourd’hui, elle est décentralisatrice, elle est régionalisatrice, elle refuse les dominations arbitraires, celle des patrons comme celle de l’État. Elle est libératrice, qu’il s’agisse des majorités dépendantes comme les femmes ou qu’il s’agisse des minorités mal accueillies dans le corps social : jeunes, immigrés, handicapés. Cette culture fait fi du règlement et de l’administration. Elle préfère l’autonomie des collectivités de base et l’expérimentation. Cette culture-là, c’est celle de nos quinze thèses sur l’autogestion.

Le programme commun de gouvernement, que tous ici nous défendons, soutenons, développons, est un honnête et bon compromis entre ces deux cultures, à l’horizon des cinq premières années. Le moment de l’actualiser n’est sûrement pas le moment d’oublier l’originalité de notre propre apport car la grande aventure de l’union de la gauche, à travers son programme commun, c’est d’abord la synthèse de nos deux cultures. 

En quoi, mes camarades, le projet socialiste fournit-il une réponse politique à nos difficultés économiques prochaines ? Tout simplement lorsqu’il fournit les réponses aux trois questions fondamentales qu’une expérience socialiste en pays développé doit résoudre, pour réussir enfin, et auxquelles ni la tradition sociale-démocrate, ni la tradition communiste n’ont jusqu’ici, depuis le début du siècle, apporté de conclusions satisfaisantes.

La première de ces questions, c’est celle de l’État. Les expériences socialistes, dans le passé, se sont trop souvent traduites par un renforcement considérable des pouvoirs de l’État, et sur une longue période, pour que quiconque aujourd’hui, quand il observe ces sociétés, croie encore au discours d’école qui présentait cela comme un détour provisoire. Alors, le problème français est de reconstituer une « société civile » comme dit Gramsci, une société politique, un tissu démocratique qui ne se confonde pas avec l’État, et cela emporte trois conditions.

La première, c’est la décentralisation : créer des régions, garder nos communes, cette école de base de la démocratie, créer ce niveau municipal du canton rural ou de l’agglomération où doit être le pouvoir de micro-décision pour les infrastructures économiques, dont l’absence maintient le moyen de la tutelle de l’État.

La deuxième condition, c’est l’expérimentation sociale. C’est de pousser ce troisième secteur de notre économie, celui où se retrouvent les coopératives, les mutuelles, les associations, les entreprises totalement autogérées de demain, car il faudra expérimenter. Le troisième secteur, c’est celui de l’appareil économique central et là nous tombons sur les nationalisations. Le risque qui se prend avec elles, c’est l’étatisation. Il ne suffit pas de dénoncer ce risque. Encore faut-il voir les moyens de l’exclure... Et c’est d’abord de conduire le rythme des nationalisations au rythme que nous sommes capables de contrôler précisément, que les travailleurs sont capables de contrôler précisément pour qu’elles ne redeviennent pas étatisation. Nous nationalisons pour répondre au contrôle nécessaire de l’économie et pas pour respecter des dogmes. 

La troisième question à ce titre, c’est celle de la dynamique internationale. Si nous n’avons pas sur ce point une stratégie économique et politique offensive, alors nous sombrerons dans le protectionnisme, et qui dit protectionnisme dit étatisme, dit centralisation par nécessité. Cela n’est pas notre projet.

***

Camarades, vous le voyez, les questions qui nous sont posées sont difficiles. Certaines d’entre elles sont mal posées. Mais nous n’avons pas le droit d’échouer, et nous échouerons si nous refusons d’ouvrir les yeux sur la réalité, même quand elle nous déplaît.

L’aventure de la gauche française est prodigieuse. Depuis sa fondation, le socialisme a, au fond, toujours échoué en pays développé et de tradition démocratique, soit en devenant bureaucratique, soit en modérant trop ses ambitions.

Des circonstances précises font que c’est à la France qu’il incombe de relever l’enjeu et d’imposer pour la première fois tout à la fois la fusion des deux grandes traditions du mouvement ouvrier et la réussite de la première expérience de socialisme démocratique. 

 

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