Quelle est la situation de la gauche à l’approche de la présidentielle ?

Depuis plusieurs mois, on observe de manière récurrente une anticipation de catastrophe électorale à gauche. Ce camp a intégré l’idée qu’il ne serait pas présent au second tour. La gauche est dans un état de sidération complète vis-à-vis des blocs qui se forment contre elle. Elle ne sait que faire face au FN. Surtout, elle a vu émerger la comète Macron qui emporte une partie de son électorat et de ses cadres.

Est-ce à cause de divisions profondes et définitives ? 

C’est une ineptie de parler de deux gauches irréconciliables, comme l’a fait Manuel Valls. Il existe bien deux tendances difficiles à concilier, mais c’est l’histoire de la gauche. Entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, il y a moins de différences qu’entre les grands leaders de la gauche communiste et de la gauche socialiste d’hier. Ce n’est que de la publicité donnée à leurs différences, par le biais de la primaire pour l’un, via un appareil partisan pour l’autre, que naît la division. Fondamentalement, leurs programmes sont compatibles. En outre, on n’a jamais observé autant d’homogénéité culturelle entre les deux électorats, d’où la très grande porosité des frontières électorales. 

Les divisions de la gauche se résumeraient-elles à une affaire de personnes ?

On aurait tort de le croire. C’est une question de trajectoires, avec une analyse politique distincte de part et d’autre. Mélenchon se dit : « Depuis des années, je suis en résistance pour une autre conception de la gauche. Je ne vais pas laisser Hamon occuper cet espace politique au nom de la prééminence historique du PS. Mes militants ne le comprendraient pas. » Hamon considère pour sa part que le « peuple de gauche », par la primaire, lui a donné une légitimité que n’a pas son adversaire. 

Mais ne doivent-ils pas compter avec les désirs de leurs électorats ?

Oui, ils sont obligés de faire avec. Plus la campagne va avancer, plus la base fera pression en faveur de l’unité. Hamon et Mélenchon font partie de la gauche des valeurs, qui s’oppose à la gauche des postes. La base ne pourra pas comprendre longtemps pourquoi des candidats ayant autant de points communs refusent de s’allier. 

Quelles sont les valeurs de la gauche ?

C’est la volonté de changer, l’insatisfaction face au système actuel. Donc la simple gestion des affaires publiques n’est pas suffisante pour qu’un gouvernement de gauche soit vraiment de gauche. C’est aussi l’égalité, un enjeu plus que jamais majeur, avec la réduction des inégalités. Enfin, point commun entre Mélenchon et Hamon, il y a l’émergence du thème de l’écologie. 

Chez les électeurs aussi ?

Dans l’imaginaire des électeurs de gauche, l’égalité, la réduction des inégalités, reste une priorité. Une culture politique ne se transforme pas du jour au lendemain. C’est pourquoi les électeurs de gauche sont déboussolés par la campagne de Hamon qui ne ressemble pas à une campagne socialiste. Ses arguments sur l’écologie et la raréfaction du travail perturbent le logiciel socialiste traditionnel. Mélenchon, lui, essaie d’agglomérer le socialisme à l’ancienne et la culture communiste, dans laquelle le travail joue un rôle essentiel. 

Incluez-vous Emmanuel Macron dans la gauche ? 

Pour qu’il soit de gauche, il faudrait déjà qu’il se déclare de gauche. En réalité, il tente de réorienter le socialisme vers un pôle de centre gauche qui ferait une place aux centristes. Il essaie de reconfigurer le social-libéralisme, qui va de la gauche socialiste modérée jusqu’à l’UDI de Christophe Lagarde. C’est le rêve centriste de Bayrou, dont Hollande avait refusé la main tendue en 2012.

Que peut espérer le PS ? 

Je me demanderais d’abord ce qu’il peut craindre. On voit bien qu’il y a des forces qui travaillent le PS de l’intérieur pour le détruire. Manuel Valls voulait déjà changer le nom du Parti socialiste, un nom trop marqué historiquement. Lui ne croyait plus à ce parti tel qu’on le connaît. Il voulait essayer de faire imploser le PS pour le reconfigurer, fonder un nouveau parti de centre gauche. Il existe un risque pour la gauche socialiste de voir le parti se désintégrer en cas de défaite très lourde de Hamon et de victoire de Macron. 

Quel serait le déclencheur ?

Il ne faut pas oublier que, dans cette élection présidentielle, la question importante est celle des législatives. Pour l’instant, aucun candidat, même s’il gagne l’élection, ne semble en mesure de réunir une majorité. Une dynamique peut se créer, un effet de prime, mais les élections législatives ont cette particularité : il s’agit de 577 scrutins majoritaires pour élire les parlementaires. Si vous n’êtes pas bien implanté dans un territoire, vous n’êtes pas élu. On s’oriente vers une situation totalement inédite sous la Ve République. Au pire, le président élu pourrait commencer son mandat avec une cohabitation. Au mieux, il pourra s’appuyer sur une coalition parlementaire qui le rendra prisonnier de plusieurs forces politiques qui n’auront pas appelé à voter pour lui dans un premier temps.

Comment pourrait se situer la gauche dans l’opposition ?

Chacun à sa manière, Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon sont en train d’inventer un scénario de ce que pourrait être la gauche demain. Une gauche qui s’émancipe de la seule dimension gestionnaire. Il me semble, par exemple, que leur mouvement vers l’écologie ne connaîtra pas de recul. Et il est tout à fait possible qu’Emmanuel Macron, d’ici l’élection, récupère cette idée. Précisément pour aspirer un peu plus l’électorat socialiste. Son avantage est de ne pas être embarrassé d’un appareil idéologique puisqu’il se déclare de droite, de gauche et du centre ! 

La gauche est-elle seulement en position d’espérer à moyen ou long terme ?

Il ne faut pas sous-estimer ce qu’est une dynamique de campagne. Si on prend les cartes de départ, la gauche ne peut pas espérer. Elle peut, au mieux, espérer la victoire d’Emmanuel Macron. S’il existe deux gauches irréconciliables, c’est qu’il y a une gauche, celle de Hamon et de Mélenchon, qui cherche à transformer un système, à repenser la politique, et une autre gauche qui souhaite rester aux affaires pour continuer la ligne portée par Hollande. En Macron, cette gauche-là a trouvé l’incarnation parfaite de la politique de l’actuel président. C’est lui qui a défini sa stratégie économique et il y a dans son programme une continuation réelle de la politique de l’Élysée. C’est l’héritage d’une certaine gauche. 

Qu’est-ce qui empêcherait la machine à perdre de fonctionner ?

Il faudrait réunir plusieurs conditions. D’abord, que les débats fassent émerger un candidat qui soit spectaculairement meilleur que l’autre. Du coup, le peuple de gauche pourrait exercer une pression telle qu’il y aurait un basculement de l’électorat de l’un vers l’autre. Ensuite, il faudrait que la candidature de François Fillon perde continûment en crédibilité. Enfin, que Macron paraisse à court d’idées et passe pour le candidat du système. Le rôle des débats sera majeur. 

Les sujets dominants pour la droite – sécurité, lutte contre le terrorisme, flux migratoires – sont-ils hors périmètre pour la gauche ?

En fait, ni Hamon ni Mélenchon n’ont commencé à parler de la France. Or, l’élection présidentielle est un rendez-vous avec un candidat qui raconte une histoire de la France. Pour l’heure, on a un récit brouillé. Benoît Hamon ne parle pas à la France, il parle à la société. Sous la Ve République, il y a des règles à respecter. Il faut être capable de parler à la France tout entière. Au-delà de son camp, de son parti. François Mitterrand a su parler à la France. Il n’y a rien de tel aujourd’hui à gauche. Macron n’y arrive pas vraiment non plus. Le seul parti avec un récit très clair sur la France, c’est le Front national. D’où sa position en tête des sondages. Les candidats de gauche doivent porter un discours sur la France du passé, du présent et de l’avenir. Ils doivent penser la France.  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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