Wilson, Panama, Stavisky, Aranda, Broglie, Méry ou Cahuzac : autant de noms qui ont scandé les heures sombres et les moments forts de notre histoire contemporaine. Autant d’affaires troubles de corruption, d’abus de pouvoir, de trafic d’influence, de clientélisme, de racket organisé, de commissions occultes et de financements illégaux qui ont alimenté les colonnes des journaux, les diatribes parlementaires et les conversations de café du commerce. Quelles en sont les causes profondes ? Quelle a été la part de la manipulation et du règlement de comptes dans cette histoire sulfureuse ? À quoi ont servi tous ces scandales : à alimenter le populisme de l’extrême droite ou à améliorer notre démocratie ? Pour tenter de répondre à ces questions, la chronologie des faits est indispensable.

Lorsque la démocratie parlementaire s’est installée en France, aux débuts de la IIIe République, les scandales ont éclaté au grand jour. C’est ainsi que les Français ont découvert en octobre 1887 que Daniel Wilson, le gendre du président de la République Jules Grévy, faisait commerce de décorations au premier étage de l’Élysée, contre de l’argent ou des participations dans ses entreprises. Ce scandale retentissant, qui conduisit Grévy à la démission le 2 décembre 1887, n’était en réalité que la partie immergée d’un continent secret d’affairisme, de boursicotage et de corruption qui se dévoila bien davantage quelques années plus tard, avec le scandale de Panama. Révélés en septembre 1892 par le journal La Libre Parole de l’antisémite Édouard Drumont, les « dessous de Panama » firent entrer le grand public dans « une camarilla politique où pèse l’opprobre de la vénalité », selon le député nationaliste Jules Delahaye, pourfendeur des « chéquards ». Ils étaient en effet plus d’une centaine, députés et sénateurs de tous bords, à avoir accepté les chèques généreusement distribués par les corrupteurs de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama. Scandale des scandales, impensable aujourd’hui, mais qui ne déboucha à l’époque que sur une seule condamnation. C’est ainsi que se mit en place une règle d’or des déviances politico-financières : l’omerta, le silence, l’étouffement des procédures et l’impunité qui s’ensuit. Mais la droite nationaliste, ancêtre de notre extrême droite populiste, vociféra contre le régime des « voleurs ». Et le châtiment vint des urnes, lors des élections générales de 1893, qui laissèrent sur le carreau plus d’une centaine de sortants. C’était là aussi une sanction appelée à devenir récurrente : lorsque se révèlent les tares du système, l’extrême droite en profite et les gouvernants sont discrédités.

C’est un scénario similaire, au fond, qui conduisit en janvier 1934 les ligues d’extrême droite à manifester dans les rues de Paris, au lendemain de l’affaire Stavisky. Point d’orgue d’une série de scandales politico-financiers qui avaient mis au jour la collusion d’escrocs notoires, tels Charles Humbert ou Albert Oustric, avec de respectables ministres, parlementaires ou diplomates, le suicide controversé d’Alexandre Stavisky, « la canaille la plus sympathique de Paris », cerné par la police dans son chalet de Chamonix, avait mis le feu aux poudres de l’indignation nationaliste. Et lorsque le 6 février 1934 le radical Édouard Daladier passa devant la Chambre des députés pour présenter son nouveau gouvernement, ce fut l’émeute de la place de la Concorde jusqu’aux abords du palais Bourbon. Au terme d’une nuit de violence qui fit 19 morts et 1 435 blessés, Daladier renonça à constituer son gouvernement et la République apparut non seulement impuissante et fragile, mais profondément corrompue. Il y eut bien le sursaut du Front populaire, qui mena à la parenthèse enchantée de l’été 36, mais le mal était profond, et le régime républicain discrédité tomba comme un fruit mûr à l’heure de la débâcle, le 10 juillet 1940, quand le héros de Verdun lui promit sa « Révolution nationale » en guise de virginité. 

Dix-huit ans plus tard, on crut une nouvelle fois à la fin de la corruption et de l’affairisme lorsque le général de Gaulle, parangon de vertu et d’intégrité, instaura la Ve République et son nouvel ordre moral. Mais il fallut vite déchanter : les affaires de promoteurs véreux associés à des députés gaullistes, ou de maires gorgés de pots-de-vin par les enseignes d’hypermarchés, ne tardèrent pas à se multiplier. En 1972, les révélations de Gabriel Aranda, conseiller du ministre de l’Équipement et du Logement Albin Chalandon, jetèrent une lumière crue sur le clientélisme et l’affairisme de l’État gaullien et du parti gaulliste. Les giscardiens en firent des gorges chaudes, dénonçant « les copains et les coquins », mais ils furent à leur tour rattrapés par les affaires à leur arrivée au pouvoir en 1974. Il y eut d’abord, en décembre 1976, l’étrange assassinat du prince Jean de Broglie, trésorier du parti de Valéry Giscard d’Estaing, puis, en octobre 1979, la révélation des plaquettes de diamants reçues en cadeaux de l’empereur fantoche Bokassa Ier, qui empoisonna la fin du septennat giscardien. Ce fut au tour des gaullistes de s’en réjouir et des socialistes de prendre le pouvoir, au nom du changement et de la vertu historique de la gauche. Mais, là encore, il ne fallut à la Mitterrandie que le temps d’un état de grâce pour perdre sa virginité et être rattrapée par les vieux démons de l’affairisme, du clientélisme et de la corruption. C’est ainsi que l’entourage même de François Mitterrand, et notamment son ami intime Roger-Patrice Pelat, fut mis en cause dans les délits d’initié de 1988, ce qui donna l’occasion à Alain Juppé de fustiger « la gauche la plus pourrie du monde ». 

Un tournant symbolique venait d’avoir lieu, avec cette perte d’identité éthique de la gauche historique, ce qui réjouissait non seulement la droite mais surtout le Front national, qui surfait déjà sur la vague du « tous pourris ». D’autant que se succédèrent, dans les années 1990, les affaires liées au financement occulte des grands partis de gouvernement, à commencer par le système Urba des bureaux d’études fictifs liés au Parti socialiste. Ce fut d’ailleurs l’occasion d’un bras de fer entre le pouvoir politique et les « petits juges », un affrontement qui allait devenir récurrent dans l’histoire des scandales politico-financiers. On se souvient d’une séance fameuse de l’Assemblée nationale, le 9 avril 1991, qui vit le garde des Sceaux Henri Nallet accuser le juge Thierry Jean-Pierre de mener une action politique contre le Parti socialiste. Ce qui n’empêcha pas son collègue Renaud Van Ruymbeke de perquisitionner rue de Solférino, le 14 janvier 1992. Quand le même Van Ruymbeke remonta en mars 1994 les filières de financement occulte du Parti républicain (PR), la droite au pouvoir cria aux « calomnies ». De droite comme de gauche, les politiques n’avaient pas de mots assez durs à l’encontre des contre-pouvoirs, ceux que François Mitterrand avait mis en accusation devant le cercueil de Pierre Bérégovoy, le 4 mai 1993, pour avoir livré « aux chiens l’honneur d’un homme et finalement sa vie ».

Lorsque les investigations du juge Halphen aboutirent en septembre 2000 à la publication par Le Monde des confidences du promoteur Jean-Claude Méry sur le système de racket organisé pour financer le RPR par la mairie de Paris, Jacques Chirac fit diversion grâce à sa formule fameuse sur l’accusation « abracadabrantesque » qui ferait « pschitt ». Il obtint un pacte du silence de la part de ses opposants, le socialiste Dominique Strauss-Kahn étant lui-même impliqué dans un autre scandale concernant la Mutuelle nationale des étudiants de France. Et c’est ainsi qu’avec l’accord tacite du président du Conseil constitutionnel Roland Dumas, lui aussi empêtré dans l’affaire Elf, le juge Halphen fut contraint de renoncer en avril 2001 à entendre Jacques Chirac à propos des financements occultes du RPR. De même son collègue Desmure en avril 1999, qui enquêtait sur les emplois fictifs de la mairie de Paris, et les juges Brisset-Foucault et Van Ruymbeke en juillet 2001, dont les investigations portaient sur les voyages à l’étranger de Jacques Chirac. Puis ce fut au tour de Nicolas Sarkozy de se confronter à la justice, notamment à propos du financement de ses campagnes présidentielles. S’il bénéficia en octobre 2013 d’un non-lieu, faute de preuves, dans l’affaire Woerth-Bettencourt, il fut renvoyé devant le tribunal correctionnel le 3 février 2017 pour financement illégal de campagne électorale, le juge Tournaire lui reprochant d’avoir dépassé sciemment en 2012 le plafond des dépenses. Après Jacques Chirac, condamné en 2011 à deux ans de prison avec sursis dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, c’est la deuxième fois qu’un ancien chef de l’État a été renvoyé en procès sous la Ve République. 

En comparaison de l’affaire Wilson ou du scandale de Panama, les « affaires » de la Ve République peuvent paraître moins graves puisqu’elles touchent moins à l’enrichissement personnel qu’aux pratiques de financement de la vie politique, insuffisamment régulées et contrôlées en dépit des lois des années 1990-1995. Toutefois, ces usages illégaux et ces abus de pouvoir révèlent la permanence d’une culture de l’impunité et du privilège que le « Penelopegate » a mis une fois de plus en lumière et que l’opinion publique ne supporte plus. À cet égard, l’affaire Cahuzac a joué en 2013 un rôle de catalyseur en révélant la duplicité d’un ministre fraudeur et en rompant le pacte de confiance qui pouvait encore lier les citoyens à leurs élites politiques. La résignation cynique a fait place à une exigence éthique qui nous rapproche des comportements scandinaves et anglo-saxons et que permettent à la fois l’indépendance accrue des juges, la vigilance des médias, ainsi que la prise de conscience d’une nouvelle génération politique. On peut déplorer qu’une fois de plus, comme toujours dans l’histoire des dérives politico-financières, il ait fallu un scandale pour faire évoluer la législation et la morale publique. On peut regretter que le scandale influe profondément sur une campagne électorale en cours. Mais il faut se réjouir que les contre-pouvoirs jouent leur rôle : c’est le gage des progrès de la démocratie. 

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