Quelle est votre appréciation du rôle de la justice dans l’affaire Fillon ?

Pour la première fois, la justice marche. Ce qui est exceptionnel dans ce dossier, c’est le fonctionnement normal de la justice. Ce n’est pas le juge qui devient un nouvel acteur politique, c’est l’homme politique qui devient un nouveau justiciable. Bien sûr, cela fait tout drôle à François Fillon parce qu’il n’a pas compris que nous vivons de grands changements.

Il n’a pas saisi l’ampleur du choc dans l’opinion ?

Plus que cela : il a montré qu’il ignorait ce qu’est le droit. Comme si le droit privé et la justice n’existaient pas dans son horizon mental et politique. Il accumule des fautes vénielles qui évoquent forcément aux juges leur expérience quotidienne. « Alors monsieur, dites-moi, en février 2005, votre fils était-il avocat ? – Oui, il était avocat. – Il était vraiment avocat ? – Oui, oui… enfin, il se destinait à le devenir. Il était en première année de droit. – Bon, dites la vérité ! Il n’était pas avocat. » 

Vous évoquiez les grands changements que nous vivons. Que voulez-vous dire ?

Il existe aux États-Unis des sociologues du scandale qui nous éclairent en distinguant scandales substantiels et scandales subséquents. Le scandale substantiel, c’est la faute. Mais, comme la sagesse populaire le dit bien, il y a pire que le délit ou le crime commis : ce sont toutes les bêtises que vous allez commettre après pour essayer de le maquiller. Les mensonges, les tentatives de dissimulation, les dénégations, les aveux tardifs… Nous en avons encore une fois la démonstration dans l’affaire Fillon, où nous sommes passés au scandale subséquent. La manière dont il s’est empêtré montre qu’il n’a pas compris que l’opinion et la sensibilité publique ont évolué. En fait, il accumule les erreurs à la manière de quelqu’un qui ne saisit pas où est le problème. Pour lui, il n’y a pas de lieu mental pour la justice. 

Quel changement révèle le scandale Fillon ?

D’abord, la fin de la gérontocratie à la française, cette classe politique qui pense détenir un droit particulier à gouverner en raison d’une vie politique très longue. Un phénomène qui n’existe pas à l’étranger, dans des démocraties comparables à la nôtre. Le scandale est toujours un thermomètre, l’indicateur que le profil sociologique de la classe politique est en train de se transformer. 

L’autre changement, c’est qu’on ne rigole plus avec la loi et les juges. François Fillon n’a pas saisi que la judiciarisation de la vie collective avait pris une nouvelle dimension : il s’agit d’un phénomène très profond qui concerne tous les secteurs de la société. 

Les démocraties réagissent-elles à l’identique ?

Chaque culture a quelque chose de spécifique. L’Espagne, l’Italie, l’Allemagne ont connu le totalitarisme : pour elles, toucher à la justice signifie flirter à nouveau avec le fascisme ou le nazisme. Donc, c’est impossible. En Grande-Bretagne, le juge est, au fond, le dépositaire de la grande constitution anglaise. Il est intouchable. En France, nous n’avons pas connu ces épisodes. Il existe une détestation des juges qui nous tient depuis la Révolution, laquelle s’est faite en grande partie contre les Parlements. Il y a cette conception monopolistique de la souveraineté chez les gouvernants. Nous ne sommes pas une démocratie juridique comme le sont les démocraties anglo-saxonnes. 

Lutte-t-on aujourd’hui plus efficacement contre la corruption ?

Pour lutter, il faut d’abord des institutions, des lois. C’est le premier stade. Ensuite, il faut des gens déterminés à faire appliquer la loi et, enfin, il faut que ces personnes puissent s’adosser à une sensibilité publique qui partage cette indignation devant la corruption. En France, le niveau institutionnel est relativement faible ; les gens déterminés, peu nombreux ; la sensibilité, quasi inexistante. C’est une grande caractéristique de notre société : les Français ne sont pas choqués par la corruption, même si les choses évoluent. Pour eux, l’État est une enveloppe symbolique qui tient les Français ensemble. C’est de l’invisible. C’est ce que ne peuvent pas comprendre les étrangers. Cette représentation française, d’origine catholique au fond, s’oppose à celle des pays protestants pour lesquels la corruption du monde est un thème majeur. Nous sommes dans un imaginaire politique, dans des représentations collectives.

Comment définiriez-vous la corruption ?

La corruption, c’est fausser la loi. C’est le dopage, les fausses nouvelles, une perversion de la règle. Plus on entre dans un monde systémique et procédural – du fait notamment de la mondialisation –, plus la corruption va devenir le crime de référence. Ce qui me frappe dans l’affaire Fillon, c’est l’inversion systématique du langage.

Que voulez-vous dire ?

Fillon parle d’une attaque contre l’état de droit, alors qu’on applique pour la première fois la loi pénale ! Donc c’est exactement le contraire qui se passe. L’état de droit s’applique à lui. Quand il parle de complot judiciaire et d’assassinat politique, c’est irresponsable. J’y vois un signe prétotalitaire inquiétant. Cette corruption du langage est typique de la corruption tout court. On se met dans une ambiance de confusion. Comme dans ces films policiers où le responsable de l’anticorruption se révèle le plus corrompu…

L’agenda judiciaire n’a-t-il pas bousculé l’agenda politique ?

C’est extraordinaire de vouloir penser le politique sans la justice. Le politique vient chercher lui-même la consécration d’une procédure juridique pour devenir le détenteur légitime du pouvoir. Comme si sa probité, l’exemption de condamnation et de faute, ne faisait pas partie du succès de Fillon aux primaires ! C’est typiquement français : on conçoit le politique de manière pure – d’aucuns pourraient y voir le signe du paradigme religieux catholique qui explique selon moi la structure profonde de la France. Or il faut penser le contraire, à savoir la complémentarité, la tension vertueuse entre justice et politique. Les juges interviennent parce que le mensonge de Fillon a faussé le jeu électoral.

Il a fini par reconnaître ses erreurs.

Oui, mais, en fait, Fillon est en colère contre lui-même, et c’est la pire des colères. Souvenez-vous, depuis l’été dernier, il ne tenait pas un discours sans dire : la justice doit aller vite, la presse doit s’appesantir sur les affaires, le candidat doit être irréprochable. « Qui imagine le général de Gaulle mis en examen ? » Politiquement, c’est très dangereux. Avec cette colère, on ne sait où va aller le candidat de la droite. 

De quel danger parlez-vous ?

Au début de l’affaire Fillon, son camp a dit : on nous vole l’alternance. Les siens estimaient, dans un discours caractéristique de la droite, qu’ils avaient droit au pouvoir, que c’était leur tour. 

En quoi cette revendication est-elle propre à la droite ?

Ses responsables, plus qu’à gauche, estiment qu’ils ont des raisons plus profondes que la procédure électorale pour gouverner. Que le pouvoir leur revient parce qu’ils incarnent la France éternelle. Les élections seraient à leurs yeux une formalité à laquelle il faut se plier de bonne grâce ; ils estiment avoir droit au pouvoir. 

Rendre la vie publique plus morale, est-ce du ressort de la loi ?

Non, cela relève d’un changement de perception, d’une éducation civique collective. On est une société latine, catholique, et profondément transgressive. Frauder le fisc, contourner la loi, c’est dans notre culture. Nous ne sommes pas des puritains. Ce qui peut faire changer cette sensibilité, c’est que l’argent est plus rare. On le ressent dans l’affaire Fillon, avec les sommes en jeu au regard du défraiement ridicule des militants de base. Il faut noter que le regard de la société sur les juges a évolué avec cet épisode.

De quelle manière ?

Pour la première fois, Fillon et la droite ont été trop loin en agitant l’idée de manifester contre les juges. Ce discours, sur lequel il est revenu, a provoqué des cassures à droite. Contre toute attente, personne n’a ressorti l’argument classique contre les juges gauchistes, le « mur des cons », les irresponsables du Syndicat de la magistrature… On a senti que Fillon avait franchi une ligne rouge. Beaucoup ont reconnu qu’on ne pouvait pas faire sans les juges : ils incarnent la règle du jeu et sont là pour la rappeler. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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