Le mot « homme » éveille dans mon esprit une foule d’images, hommes à la peau blanche, brune, jaune, noire ; hommes aux cheveux en brosse, à la tête rasée ou au chignon volumineux ; hommes du monde en habit ; hommes des tribus ne portant en tout et pour tout que des ornements en forme de croissant, faits de coquillages nacrés, qui luisent sur leur poitrine ; hommes aux muscles saillants, parcourus de frémissements ou aux bras minces comme ceux d’une jeune fille ; hommes dont les doigts sont trop maladroits pour manier un outil plus petit qu’une herminette ; hommes qui demeurent assis à enfiler des perles minuscules ; hommes dont la virilité s’offense à la seule odeur d’un bébé ; hommes qui bercent doucement un tout petit enfant au creux de leurs bras solides ; hommes dont les mains se joignent d’elles-mêmes, paume contre paume, en un geste d’excuse et de supplication ; hommes d’un mètre quatre-vingt-quinze, hommes d’un mètre cinquante. Et auprès d’eux se tiennent des femmes qui, elles aussi, ont la peau de toutes les couleurs ; certaines au crâne chauve et d’autres à la longue chevelure flottante ; des femmes dont les seins pendent très bas ou ont été assez étirés pour être rejetés par-dessus l’épaule et d’autres avec des petits seins haut placés comme ceux des statues qui ornent les tombeaux des Médicis à Florence ; des femmes qui font bruisser leur pagne au gré de leur démarche et d’autres qui s’en servent comme si c’était des plaques de tôle destinées à protéger leur vertu ; des femmes qui ont l’air d’avoir les bras vides lorsqu’elles ne tiennent pas d’enfant et d’autres qui les portent à bout de bras comme de petits chats sauvages ; des femmes plus disposées à se battre que leurs maris et d’autres qui se dispersent comme des feuilles au moindre bruit de querelle ; des femmes dont les mains ne sont jamais en repos et d’autres qui restent assises après une journée de labeur, les mains posées sur les genoux. Et devant, à côté et derrière elles, dans leurs bras, sur leurs dos, s’accrochant à leur cou, assis sur leurs épaules, pendant en bandoulière ou dans des filets et des corbeilles, suspendus à la paroi du tipi, étroitement sanglés à la planche qui leur sert de berceau, voilà les enfants. Des enfants habillés comme des adultes en miniature, s’empêtrant dans leur longue robe lorsqu’ils apprennent à marcher, et d’autres qui vont tout nus jusqu’à l’âge de dix ou onze ans ; des enfants qui se laissent ballotter tandis que la mère qui les porte pile du riz ou prend part à des courses violentes, et d’autres qui se raidissent quand se coince la pirogue à fond plat, et mère et enfant tombent à l’eau ; des enfants qui n’ont pas de nom, qu’on appelle d’abord « souris » ou « scarabée » puis « petit homme », des enfants qui ont été désirés et dont chaque mot est recueilli comme une prophétie ; des enfants qu’on ne tient pas pour humains tant qu’ils n’ont pas de dents, d’autres qu’on tient pour des monstres si leurs dents poussent irrégulièrement ; des enfants qui n’ont pas de jouets et s’accrochent tristement aux jambes des adultes, d’autres gais et folâtres comme le rire lui-même. 

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Lorsque les anthropologues s’interrogent sur la masculinité et la féminité, lorsqu’ils se demandent en quoi les garçons diffèrent des filles et les hommes des femmes, ils abordent le problème à leur manière. Nous n’utilisons pas de tests projectifs du type Rorschach où les hommes pourraient voir telle image et les femmes telle autre. Nous ne comptons pas combien de fois les petites filles bâtissent des maisons tandis que les garçons érigent des tours. Nous n’alignons pas séparément hommes et femmes pour enregistrer la vitesse à laquelle ils peuvent frapper des petits coups ou presser sur des boutons. Nous n’injectons pas non plus des hormones sexuelles à des rats ou à des cobayes pour observer les résultats. Nous n’entreprenons pas d’études cliniques sur des malades présentant des anomalies si graves qu’on ne sait dans quel sexe les ranger. Nous ne nous plongeons pas dans le passé infantile d’hommes qui ont décidé de vivre en hommes pour déceler quels traits anatomiques, endocriniens ou psychologiques les y ont conduits. Toutes ces manières d’aborder la question des différences entre l’homme et la femme sont intéressantes et valables, à condition que leurs conclusions fassent l’objet d’une confrontation entre elles. 

L’anthropologue cependant s’établit sur un tout autre terrain. Sa méthode à lui consiste à se rendre chez les primitifs sans trop de théories préconçues et à poser des questions très larges qui facilitent l’exploration. Comment, dans les différentes sociétés, les bébés mâles et femelles apprennent-ils leurs rôles sociaux respectifs ? Quels types de comportement certaines sociétés ont-elles classés comme masculins ou comme féminins ? Quel genre de comportement sont-elles incapables de ranger nettement dans l’une ou l’autre catégorie ? Quel degré de ressemblance ou de dissemblance certaines sociétés ont-elles attribué aux hommes et aux femmes ? Nous ne commençons donc pas par nous demander s’il existe, quelle que soit la civilisation, des différences de caractère systématiques liées à l’un ou l’autre sexe, telles que passivité, initiative, curiosité, faculté d’abstraction, intérêt pour la musique. En revanche, nous recherchons quel comportement chaque peuple requiert des jeunes enfants, comment il s’appuie sur la différence de sexe pour fixer la différence de rôle social et comment il réussit à provoquer les réactions attendues.   

 

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