Un vol pour New York au mois de janvier dernier. Les passagers s’activent dans la cabine du Boeing 777 d’Air France, l’heure du décollage approche. Le chef de cabine s’empare du micro pour délivrer les informations de rigueur, et signale au passage l’identité du commandant de bord. Surprise : il s’agit d’un nom féminin. C’est donc une femme qui nous fera franchir l’Atlantique jusqu’à l’aéroport JFK, aux commandes du plus gros biréacteur du monde. Difficile de réprimer un sourire en pensant à tous ceux qui, à ce moment-là, ont une soudaine envie de descendre. « Femme au volant, mort au tournant », selon le fameux proverbe machiste censé acter l’incompétence automobile radicale des femmes. Que dire alors lorsqu’il s’agit d’un monstre aérien, bien plus volumineux qu’un 38 tonnes.

L’amusement intérieur laisse toutefois vite place à la consternation. Je me regarde et je me désole, pour le dire avec les mots de Talleyrand. Étant moi-même une femme, j’ai donc, l’espace d’un instant, fait mien le stéréotype du manque de sang-froid des femmes, de leur présence d’esprit aléatoire, de leur inaptitude à tenir le cap en quelque sorte. Oui le cap, cabo en espagnol et Kab en allemand, du latin caput, le chef en français – la tête en somme. Ayant par le passé exercé plusieurs postes de direction, dans un secteur à prétentions « intellectuelles » qui plus est, où les femmes continuent à briller par leur rareté, j’ai donc sourdement intériorisé la difficulté des femmes à prendre la tête de quoi que ce soit. Le constat est un peu accablant, mais je ne peux le nier. Où l’on voit l’incroyable épaisseur des sédiments déposés par des millénaires de préjugés sur les femmes.

Ainsi celles-ci seraient-elles plus émotives, volontiers déboussolées, et donc, on y revient : incapables de tenir le cap, de prendre la tête, là encore. Ne dit-on pas d’ailleurs qu’elles sont mal à l’aise avec les cartes routières, et aussi volontiers hystériques ? Des femmes, on dit également qu’elles sont manipulatrices et douées pour l’intrigue. Le genre de force qui est bien sûr le revers de leur faiblesse, la ruse n’étant rien d’autre que de l’impuissance retournée. Michelet montre cela magistralement dans La Sorcière, récit visant à explorer les racines historiques des préjugés les plus ravageurs sur les femmes. La stupéfaction c’est de voir que, depuis ce brûlot contre la misogynie paru en 1862, le regard a peu changé sur le fond. Au sein d’une entreprise contemporaine, lorsqu’une femme cadre supérieure dérange – et souvent c’est un pléonasme –, la rumeur publique en vient généralement à lui prêter deux traits contradictoires, qui sont à la fois d’être incompétente et perverse, autant dire impuissante et surpuissante, moins que rien et capable de tout. Et le pire, c’est que les femmes ne sont pas les dernières à véhiculer ce genre de préjugés phallocrates, bien au contraire. « La femme même avait fini par partager l’odieux préjugé. » Michelet, là encore. À signaler : le vol AF0008 s’est ce jour-là posé sans encombre à New York. Avec un peu d’avance même.  

Vous avez aimé ? Partagez-le !