Quand on parle de clichés sur les femmes, lequel vous vient aussitôt à l’esprit ?

Le premier qui vient c’est « la donna è mobile ». La femme serait inconstante… Mais ce sont les hommes qui sont changeants, toutes les femmes le savent ! Les clichés sur les femmes, c’est ma matière, je la travaille beaucoup. Mon roman Truismes a paru il y a tout juste vingt ans. 

À quoi pensiez-vous en l’écrivant, avec cette jeune femme qui prend peu à peu l’allure d’une truie ?

Je pensais que quelque chose n’avait pas été dit. Sans savoir quoi. Je ne suis pas une théoricienne. J’avais besoin d’un récit exagéré, de proposer un personnage de femme naïve, une candide, qui serait totalement innocente, au sens d’inconsciente de ce qu’on lui fait. Une femme qui ne comprend pas l’état d’aliénation dans lequel elle se trouve, son état de sujétion. Elle est embauchée dans une parfumerie et ne se rend pas compte que les services qu’on lui demande, c’est de la prostitution. Elle n’a pas les mots, elle est dans une soumission absolue. C’est ce qu’on demande aux femmes : qu’elles acceptent comme si cela allait de soi. On voit cela chez les femmes battues. Le comble de la soumission est de se laisser faire, comme si les hommes avaient le droit. 

À l’époque, je n’aurais pas su le dire ainsi, aussi clairement. Je voulais témoigner de ce qui m’arrivait à 27 ans dans l’espace public. C’était une expérience d’une grande sauvagerie. Ce qu’on appelle aujourd’hui le harcèlement de rue. Il n’y avait pas de mots pour le dire, donc on ne pouvait guère trouver d’alliés, masculins ou féminins. On se sentait seule et vaguement coupable, à se demander : Suis-je habillée comme il ne faut pas ? Ai-je regardé ce type dans les yeux ? Pourquoi moi ? 

Ces questions se posent encore maintenant ?

Les choses vont mieux. Les femmes sont plus armées. Mais hier, un homme d’une trentaine d’années a adressé la parole à ma fille de 12 ans dans le bus. D’où pense-t-il avoir le droit d’adresser la parole à ma fille ? D’où se croit-il autorisé d’interrompre son fil de pensée ? C’est cela, l’expérience féminine : dans l’espace public, on ne peut maintenir un fil de pensée. On est sans cesse interrompues. À 20 ans, je n’étais ni plus jolie ni plus aguicheuse qu’une autre. J’avais une vie sérieuse, des études en tête, déjà des livres à écrire. C’était intolérable, n’importe qui se permettait de m’interrompre dans la rue et je n’arrivais pas à en témoigner. 

Quand avez-vous senti que la relation à l’autre diffère selon qu’on est une fille ou un garçon ?

Dès la cour de la maternelle. Les garçons veulent voir sous les jupes des filles. C’est humain, mais cela ne va jamais dans l’autre sens. Ce ne sont pas les filles qui veulent voir ce qu’il y a dans la culotte des garçons car elles savent très tôt qu’elles sont dominées. Elles savent que, si elles passent à l’acte, ce sera un scandale effroyable. Elles ont intégré l’idée qu’elles n’ont pas la force physique de faire ce geste, ce qui est faux quand on a trois ans. On estime en revanche que ce n’est pas si effroyable si des garçons coincent une petite fille dans un coin. J’ai connu ce rituel de la domination masculine qu’il fallait accepter. Ces mots, cette expression, je ne les avais pas. Ils sont venus de Bourdieu. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui les péages à filles.

De quoi s’agit-il ?

Ils ont été théorisés par la philosophe féministe américaine Judith Butler, qui a été traduite très tard en France. Un péage à filles, c’est un escalier, un escalator ou une rue étroite avec une bande de garçons qui attendent de voir ce qui vient. Le danger est moins physique que moral : la fille sait qu’elle va se prendre des réflexions, des évaluations, des invitations ou des attouchements. Quand j’étais en sixième, au Pays basque, région macho, une de mes copines était déjà très formée. Les garçons la trouvaient désirable et, un jour, ils lui ont mis la main aux fesses. On n’a pas su comment réagir. Je n’arrivais pas à savoir si c’était grave ou pas, s’ils avaient le droit ou non. Je ne savais pas comment la réconforter. C’est une expérience typiquement féminine. 

Quels sont à présent les grands marqueurs de cette domination ?

Les différences de salaires, l’accès limité aux postes de pouvoir. Il existe aussi des insultes propres aux femmes, comme se faire traiter de pute. Une femme n’a pas le droit d’être ambitieuse, ou alors c’est Milady. Il faut travailler l’estime de soi pour trouver légitime d’avoir de l’ambition. Cela demande un effort plus grand chez une femme. Je n’ai pas été élevée à avoir de l’ambition. La parution de Truismes a été une libération, ma psychanalyse aussi. Je suis un être humain d’abord. Quand je me réveille le matin, je ne me dis pas que je suis une femme. Je vis la condition humaine, je me demande ce que je fais là. Mais je suis rattrapée par la condition féminine à travers la langue française. 

La langue vous renvoie à votre genre ?

C’est ça ! En Angleterre, je me souviens moins souvent que je suis une femme, car si je dis I am happy, ce n’est pas « je suis heureuse ». Le français m’oblige à me souvenir en permanence que je suis une femme. Ce n’est pas rien. Les langues espagnole ou française m’obligent à être genrée. Je suis persuadée que cela a un effet sur le cerveau, sur la façon d’être. Notre langue me met un habit féminin. Il y a une sorte de « rappelle-toi ma petite que tu es une femme ». Le français fait ça aux femmes. On le vit en passant dans une autre langue.

Quelles lectures ont éveillé en vous cette conscience féministe ?

Judith Butler m’a apporté des outils pour penser le féminin et le féminisme. En particulier cet outil « très simple » qui s’appelle le performatif. 

De quoi s’agit-il ?

Quand on décrit une fille, on ne la décrit pas, on lui donne un ordre. Exemple : les jeunes filles sont pures et innocentes. On ne les décrit pas, on donne l’ordre. Cet outil marche de façon prodigieuse : quand on a vu où est le performatif dans la publicité ou dans le discours le plus banal, c’est très libérateur. Si vous entendez : « les femmes ont l’instinct maternel », ou encore : « les jeunes filles sont belles », ce n’est pas du descriptif, c’est du performatif.

Simone de Beauvoir vous accompagne encore dans cette quête ?

Oui, je relis souvent, par bribes, Le Deuxième Sexe. Ou certains de ses romans comme La Femme rompue. Ce qui me reste de plus fort est le discours sur les règles, qui restent un tabou.  Les avoir... Simone de Beauvoir en parle. Elle est la première, après sans doute Zola, à le faire de façon si ambitieuse, si sérieuse. Elle parle de cette « malédiction » durant deux cents pages ! Le tabou demeure. Quand on va sur les forums d’adolescentes, on retrouve le cliché selon lequel on ne peut pas se baigner quand on a ses règles. Dire que cet état entrave ou empêche, c’est performatif. Il n’y a aucune raison qu’une fille ne puisse pas se baigner.

Judith Butler, Simone de Beauvoir… et Virginie Despentes ?

Son livre King Kong théorie m’a aidée à penser le viol, la prostitution. C’est un grand livre. Elle replace le viol dans le contexte d’une société capitaliste. Sur la prostitution, elle trouve moins humiliant de faire une passe à 2 000 € la nuit que de bosser à Auchan comme caissière. C’est une position politique très intéressante. Dans ma tête, c’est toujours en débat, la prostitution. Un peu comme le voile. 

Que vous combattez ?

Sur le voile, j’ai l’impression de changer d’avis tous les jours. Je me souviens d’une conférence à l’université Al-Azhar du Caire, que j’ai donnée en 2012. J’ai senti l’immense différence entre ces femmes qui portaient un foulard, dont je voyais le visage, et celles qui ne laissaient rien paraître. J’ai réalisé qu’en ne voyant pas leurs visages, je ne les entendais pas. Leur parole était un peu obstruée, mais surtout, je ne voyais pas si elles riaient, si elles étaient malicieuses ou agressives. Je n’entendais pas ce qu’elles disaient, au sens de l’entendement. J’ai demandé : « S’il n’y avait pas d’hommes, vous seriez dévoilées ? » L’une a regardé rapidement autour d’elle et, soudain, elle a soulevé son voile. Son visage, de grosses joues pâles de ne pas être allées au soleil, c’était comme une paire de fesses ! Elle avait rendu son visage obscène. C’était un surgissement de chair dans un amas de tissu noir. De retour en France, j’avais compris une chose : le foulard qui montre le visage, cela m’est égal. Mais le voile intégral, non, ce n’est pas possible. 

À travers votre traduction du livre de Virginia Woolf, Un lieu à soi, et votre biographie de la peintre allemande Paula Modersohn-Becker, vous avez mis en lumière un autre cliché sur les femmes qui ne seraient pas des créatrices.

Je me souviens de phrases provocantes de l’artiste Jean-Marc Bustamante. Il estimait que les femmes étaient bonnes dans la sphère de l’intime, dans la grotte, la caverne, pour la broderie ou le tissage. S’il reconnaissait Louise Bourgeois comme une exception, c’est qu’elle était une femme phallique. La boucle est bouclée. L’artiste puissante et créatrice serait une femme phallique. On ne s’en sort pas ! L’envie du pénis de la femme ? Mais il y a une envie du vagin et de l’utérus chez l’homme ! C’est pourquoi on opprime les femmes, j’en suis convaincue.

Pour quelle raison ?

Les femmes ont un pouvoir tellement outrecuidant – celui de donner naissance et, comme dit Françoise Héritier, de donner naissance à des garçons et à des filles – que c’en est insupportable. En particulier pour les intégristes qui veulent les tenir sous le joug. On met en cage ce pouvoir, on le régule. Il est important que la femme arrive vierge au mariage, pour que l’enfantement soit aux mains des hommes. 

Que signifie pour vous être féministe ?

C’est vouloir la vérité, vouloir la justice. Aujourd’hui, on constate une amélioration car on nomme les choses. Je pense aux campagnes dans le métro contre le harcèlement, contre les mains baladeuses. Les flics sont sensibilisés. La plupart sont formés à recevoir une plainte pour viol. Ce n’était pas le cas il y a vingt ans. Je me souviens des viols aux fêtes de Bayonne. Les flics rigolaient quand la fille arrivait au commissariat, c’était comme un deuxième viol. 

Avez-vous à l’esprit un cliché sur les hommes ?

Oui ! Les hommes ne pleurent pas… Dans les années 1980, le chanteur de The Cure, Robert Smith, nous avait fait à tous du bien avec la chanson Boys Don’t Cry. Aujourd’hui encore, les hommes doivent gagner de l’argent. Cette attente pèse sur eux plus que sur les femmes. La virilité passe par là. Être chômeur homme, c’est plus dur symboliquement.

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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