Il existe, depuis les années 1960, une idée selon laquelle « plus une femme ressemble à une poupée, plus elle est désirable aux yeux des Japonais ». À en croire les médias, volontiers alarmistes, les Japonais ne désireraient d’ailleurs plus rien d’autre que des poupées en silicone ou des copines holographiques. Faut-il croire que le machisme a la vie dure dans ce pays pionnier dans la production de poupées sexy, les love doll ? 

Le modèle de la poupée comme idéal féminin est popularisé dans le Japon de l’après-guerre par Shibusawa Tatsuhiko (1928-1987), traducteur de Sade et de Georges Bataille. C’est lui qui, en 1965, fait connaître l’œuvre de Bellmer au Japon. Dans un essai intitulé Introduction aux collections de jeunes filles, il définit en 1972 la jeune fille (shôjo) comme un « objet » dont la séduction s’apparente à celle des poupées. « Plus on restreint l’individualité de la femme […], plus on la prive de parole, plus on la réduit à n’être qu’un fragment d’objet, plus la libido de l’homme brûle d’une flamme pâle et ardente », affirme Shibusawa. Si les hommes désirent autant la shôjo, ajoute-t-il, c’est « parce qu’à la fois socialement et sexuellement elle est stupide, parce qu’elle est innocente et parce qu’elle est, comme les petits oiseaux et les chiens, un objet pur incapable de parler de sa propre initiative : elle symbolise la créature dont on peut faire un jouet ».

S’inspirant de cet ouvrage qui obtient paradoxalement un vif succès en pleine période de féminisme, ce que l’on nomme alors le ûman ribe (Women’s Lib : Mouvement de libération des femmes), beaucoup de Japonaises adoptent l’immaturité comme critère de séduction, allant jusqu’à s’habiller en poupées et mimer les pantins. Certaines fabriquent des doubles d’elles-mêmes aux membres reliés par des joints sphériques, dont les tailles reproduisent celles d’enfants de 13 ans.

On pourrait s’étonner que tant de femmes se conforment à l’esthétique dite « Lolita » au moment même où le pays traverse une vague d’émancipation qui bouleverse ses structures économiques et sociales. S’agit-il d’une contradiction ? Au contraire. En 2002, dans un livre intitulé Poupées, robots, le sociologue italien Alessandro Gomarasca décrypte le phénomène comme une forme de féminisme qui, à l’inverse du nôtre (stratégie frontale), opère de biais (stratégie oblique). Pour lui, le déguisement en poupée relève du « conformisme parodique » : « Plus le discours des hommes leur renvoie l’image d’être irresponsables, plus elles fétichisent à l’extrême leur personnalité infantile. » 

La chercheuse Sharon Kinsella, spécialiste de la pop culture nippone, tient à peu près le même discours : les ados « surjouent », dit-elle, renvoyant en miroir cette caricature de la féminité avec une joie maligne, proche du sabotage. Sous des dehors infantiles et mièvres, les jeunes filles qui s’amusent à parodier la vierge nunuche sont donc loin d’être dupes du petit jeu auquel elles se livrent. 

De façon très significative, certains hommes aussi ont recours aux poupées pour s’approprier le stéréotype de l’adulte immature, qu’ils convertissent en provocation. On les appelle otaku. Pour cette frange stigmatisée de la population, les love doll silencieuses, inertes et vacantes sont « bien plus désirables que les vraies femmes de chair et d’os », affirment-ils, non sans ambiguïté. On les accuse d’être des loosers, responsables de la dénatalité ? Ils assurent, par défi, préférer vivre le vrai amour avec une « illusion ». La love doll sourit dans le vide. Son regard – tel celui du bouddha – fixe quelque chose qui n’existe pas... pas dans ce monde en tout cas. Le fait qu’elle est une « vierge synthétique » garantit sa parfaite capacité à n’être rien d’autre qu’un rêve. Et ce rêve-là, sciemment, ne débouche sur aucun projet de vie légitime en termes de reconnaissance sociale. 

À ces laissés-pour-compte du système, la love doll prête, spectaculairement, son apparence immature comme une fin de non-recevoir aux injonctions qui frappent les hommes : devenir un citoyen autonome, épouser une femme et entretenir un foyer. C’est aux otaku que la firme pionnière Orient Industry, créée en 1977, doit le succès de ses modèles calqués sur les héroïnes irréelles des dessins animés. Les plus populaires portent les noms d’Alice et de Mayû (« cocon » en japonais), synonymes d’éternelle jeunesse. La firme ne cesse d’en créer de nouvelles versions, qui sont d’ailleurs systématiquement disponibles avec les yeux fermés, car les clients « aiment l’idée d’acheter une jeune fille qui dort, comme la Belle au bois dormant », protégée par le sommeil des réalités du monde adulte. 

Que les love doll aient l’air un peu idiotes (les yeux trop écartés, la bouche entrouverte) participe pleinement de cette stratégie qui consiste pour les hommes à en faire leur seconde moitié : elle est un « miroir », disent-ils, usant d’une formule non exempte d’ironie. Le mot dont ils se servent le plus souvent pour la désigner – musume (ma fille) – fait de leur compagne une femme sous tutelle qu’il suffira de renvoyer à son « père biologique » (la firme Orient Industry) lorsqu’on s’en sera lassé. Or c’est justement de ce statut infantilisé que la poupée tire sa puissance de transgression : par effet de rupture avec les normes sociales dominantes, la poupée – mineure, irresponsable et déficiente – manifeste avec ostentation que son propriétaire est entré en dissidence. Il ne veut pas évoluer suivant les règles de ce monde. Il veut juste s’amuser – à défaut d’être heureux – en compagnie d’une créature qui symbolise un projet d’être. 

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