La fin du monde ne sera-t-elle, au bout du compte, que le commencement d’un autre ? On y songeait en lisant que l’Arctique, zone longtemps tenue pour la plus inhospitalière de la planète, archipel de terre et de glace mouvant dont la seule évocation épouvanta des générations de marins, pourrait un jour se transformer, « à la faveur » du réchauffement climatique et de nouveaux rapports de puissance, en Méditerranée du XXIIe siècle. On se pince, on revient en arrière, mais non, on a bien lu : la mer Arctique pourrait être une Mare nostrum du futur, lieu bientôt entièrement balisé et familier, carrefour de convoitises et de rapines inédites. On pensait notre monde fourbu, arrivé à son terme, mortellement intoxiqué par ses propres déchets fossiles, prêt à faire le chemin retour vers moins de croissance, moins d’appétits suicidaires, devenu presque raisonnable la fin approchant. Eh non, une nouvelle frontière se profilerait en fait au pôle Nord. Un gigantesque réservoir d’or noir, que la fonte de la banquise rendrait enfin accessible. Des dizaines de milliards de barils bientôt à portée de main, à portée de guerres, à portée de spéculations en tout genre.

Et pourtant… Quelque chose nous empêche résolument de croire en ce nouveau monde, terrain de chasse pour de nouveaux conquérants, au seuil d’une nouvelle ère que seule la faiblesse de l’esprit humain, rivé à ce qu’il connaît, empêcherait encore de concevoir. Que le lieu même où le réchauffement de la planète se fait aujourd’hui le plus cruellement sentir, la mer Arctique, soit aussi celui où tout pourrait repartir de plus belle, il y a là un paradoxe séduisant pour l’esprit. Mais ce paradoxe n’est en réalité que de surface.

Un nouveau jerrican d’hydrocarbures jeté dans le brasier de l’holocauste climatique planétaire ne fera nullement naître un monde nouveau. Et la faiblesse de notre esprit au contraire, c’est que, tout en sachant la catastrophe probable et même certaine, nous n’y croyons pas suffisamment pour en empêcher la survenue, ainsi que le philosophe Jean-Pierre Dupuy l’affirme depuis la parution de Pour un catastrophisme éclairé, en 2004. Ce dernier, enseignant à Stanford en Californie, cite souvent à ce sujet le propos très frappant d’Henri Bergson concernant la Grande Guerre : « Avant août 1914, mes amis et moi tenions la Guerre pour certaine, ou quasi certaine… et en même temps comme impossible. » Telle est exactement notre situation. Alors même que toutes les études du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) montrent que nous sommes proches du tipping point, du point de basculement irréversible, nous continuons à rêver de nouvelles frontières. Alors même que nous « savons » la fin d’un monde vivable proche, cet événement nous semble pourtant rigoureusement impossible. Ainsi l’Arctique est-il devenu le nom de notre incapacité à envisager notre fin : le lieu où la catastrophe est la plus visible, et celui-là même où elle est le plus profondément niée.  

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