Comment définiriez-vous l’Arctique ?

C’est d’abord et avant tout un océan glacial dont la taille varie selon les saisons de 4 à 15 millions de kilomètres carrés. Entre 2 et 7 fois la taille de la Méditerranée. Pour le climatologue, l’Arctique est tout ce qui se situe au nord de l’isotherme de 10 °C au mois de juillet. On peut aussi convoquer la limite nord à partir de laquelle il n’y a plus d’arbres. Ces immensités sont extrêmement peu peuplées. Pour les astronomes, c’est la zone située au-delà du cercle polaire (66° 34'). Cela représente 24 millions de kilomètres carrés, beaucoup plus que l’océan lui-même. Cette zone incorpore une partie de l’Alaska, le nord du Canada, le Groenland et bien sûr la partie nord de la Russie. 

Peut-on dire aujourd’hui qu’il s’agit d’un nouvel Eldorado ?

Je n’irai pas jusque-là ! Les ressources en hydrocarbures ou en diamant sont abondantes car on les retrouve sur les vieux socles minéralisés du Canada et de la Sibérie. Il y a probablement des ressources au large du Groenland, mais tout cela est mal connu et la rentabilité de l’exploitation paraît lointaine. L’Arctique est d’abord un espace très mal cartographié. L’océan est profond : il peut aller jusqu’à moins 5 400 mètres, même si sa profondeur est inférieure à 200 mètres sur 60 % de sa surface. Les ressources en hydrocarbures ne se trouvent pas dans l’océan Arctique mais essentiellement dans le Grand Nord canadien, au nord de la Sibérie et dans l’Alaska, avec quelques gisements d’hydrocarbures offshore dont les opérateurs se sont presque tous retirés en raison des pressions écologistes et, surtout, de la baisse du prix du pétrole qui ne permet absolument pas l’exploration. Total a renoncé au gisement de Chtokman, en mer de Barents, en raison de la baisse du prix du baril.

La richesse de l’Arctique reste un fantasme…

C’est un fantasme qui s’appuie sur l’idée que le réchauffement climatique permettrait d’explorer les gisements et de les exploiter. En réalité, le coût d’exploration et d’exploitation est aujourd’hui énorme dans ces déserts humains, des régions dépourvues de tout en matière de communication, de transport, d’escales et de moyens de sauvetage en cas d’alerte. Il faudrait au moins que le prix du pétrole dépasse 120 dollars le baril pour que les compagnies reprennent leurs explorations. La question se pose en revanche au Groenland, une zone dont la population veut trouver les moyens de son autonomie pour devenir indépendante du Danemark.

Une autre idée séduit beaucoup : l’ouverture de nouvelles routes commerciales. Qu’en est-il ?

C’est une nouvelle donne mondiale qui se profile à un horizon de vingt-cinq ou trente ans, si la fonte des glaces annuelles arctiques continue. Cela semble le cas puisque, depuis 1980, le volume de glace annuelle a diminué de 75 %. L’épaisseur moyenne de la glace est passée de 3,6 mètres à 1,90 mètres selon les données américaines. Mais pour ouvrir des voies maritimes, entre juillet et septembre, il faut des brise-glace. Il ne faut pas imaginer une autoroute ! Vous êtes confronté à des courants puissants, des vents violents, des glaces pluriannuelles dérivantes, du brouillard. Il n’y a pas d’infrastructures, pas d’escale possible en cas d’avarie, pas de secours. La prudence des assureurs est donc extrême et les grands armateurs ne retiennent pas cette option. 

Pour l’heure, la Russie est le seul pays à être équipé de brise-glace à propulsion nucléaire qui ont l’avantage de disposer d’une autonomie d’environ un an. Les Russes en possèdent treize, dont cinq servent au cabotage et à la circulation sur deux fleuves sibériens, l’Ienisseï et la Léna. Trois autres brise-glace sont en construction. Les Canadiens, eux, n’en ont plus qu’un. Il faut préciser que le franchissement du passage du Nord-Est coûte au minimum 500 000 dollars de droits de péage, sans compter la location du brise-glace. Pour l’instant, le cabotage, la navigation côtière, représente le vrai trafic commercial.

Quelles formes prennent les enjeux militaires et stratégiques dans cette région du monde ?

La Seconde Guerre mondiale a fait ressortir l’importance de l’Arctique : pour contourner l’Europe sous contrôle nazi, les États-Unis et le Canada mirent en place un pont aérien vers l’Union soviétique. Les vols passaient par les bases d’Anchorage, en Alaska, ou de Thulé, au nord-ouest du Groenland, en évitant la Norvège occupée. Cette assistance matérielle a été très importante. La situation stratégique de l’Arctique s’est confirmée durant la guerre froide. Le chemin le plus court entre les silos de missiles balistiques intercontinentaux à têtes nucléaires des deux superpuissances passait et passe encore par le pôle Nord. La surveillance est devenue un enjeu crucial ; côté américain comme côté russe, des chaînes de radars ont été déployées. Le Canada est une ligne de défense stratégique pour les Américains. 

La chute du mur de Berlin a-t-elle ouvert une nouvelle phase ?

Après 1991 et la fin de l’Union soviétique, presque toutes les bases russes ont été fermées pour des raisons financières, sauf Mourmansk. Le même processus a joué en Amérique du Nord pour des raisons stratégiques et financières. La base de Thulé est devenue le centre de surveillance des satellites de l’Air Force Space Command. 

Mais la situation a évolué depuis. L’élément déclencheur aura été le dépôt d’un drapeau russe en titane sous l’océan Glacial arctique, en 2007, à plus de 4 000 mètres de profondeur. Un mini-sous-marin a permis cet exploit qui symbolise le renouveau de l’intérêt russe pour cette zone. C’est la marque Poutine : il s’agit non pas d’une militarisation de l’Arctique, mais d’une restauration de la présence militaire russe, selon l’expression d’un rapport de la Chambre des lords. Le Kremlin mène ici une politique de prestige. L’Arctique est devenu un théâtre de la puissance. Du coup, les Canadiens ont recréé des gardes-frontières, les Rangers inuit, et ils ont un projet de base à Iqaluit, dans le nord-est du Nunavut, sur l’île de Baffin, à l’entrée de la baie d’Hudson. 

Quelles sont les principales bases russes ?

Vous avez Mourmansk pour la flotte du Nord, le projet de Kotelny dans l’archipel de Nouvelle-Sibérie, l’île Wrangel, plus à l’est le cap Schmidt, en Sibérie orientale, et le projet dans les îles Kouriles revendiquées par le Japon. Vous avez donc une chaîne de bases et la création, il y a un peu plus de deux ans, d’un commandement stratégique nord.

Existe-t-il des revendications territoriales sur des terres ou des mers ?

Ce à quoi on assiste, c’est, comme l’écrit le diplomate danois Inuuteq Holm Olsen, une westphalisation de l’Arctique, en référence aux traités de Westphalie de 1648 qui ratifièrent le morcellement du Saint Empire romain germanique. Cette situation contraste puissamment avec celle du continent antarctique, démilitarisé et dépolitisé. On lit dans cette westphalisation la tentation de territorialiser les océans. Et d’appliquer le principe de souveraineté nationale à des zones se situant au-delà des eaux territoriales. 

Les Russes considèrent que les quatre dorsales océaniques, ces chaînes de montagnes sous-marines, ont un caractère continental. Or, si c’est le cas, expliquent les géologues russes, elles prolongent le socle sibérien. D’où leur revendication d’étendre sur une large partie de l’océan, au-delà de la distance conventionnelle de 350 milles marins, la souveraineté de la Russie. Moscou a déposé en 2015 un dossier en ce sens auprès de la commission des Nations unies sur les limites du plateau continental. Mais il est probable que les géologues canadiens pourraient affirmer la même chose.

Pour les Russes, il y va de la restauration de leur puissance antérieure. Je me souviens des images d’un colloque où l’on voyait un expert européen expliquer que le patrimoine écologique arctique était un patrimoine mondial, et Vladimir Poutine de rire et de dire en aparté : « Quel con ! »

Pour les Canadiens, il s’agit de récupérer une souveraineté en déshérence. Ils ont déserté le désert… Leur flotte de garde-côtes, leurs brise-glace, c’est pour le Saint-Laurent, pas du tout pour surveiller les eaux de l’Arctique. Ils se sont rendu compte de leurs faiblesses et ils ont inventé une stratégie pour le Nord sur les thèmes à la fois du patrimoine écologique à protéger et de la souveraineté à exercer. On assiste à un réveil canadien, tardif.

Quelles sont les positions des États-Unis et de l’Union européenne ?

Il existe un différend fondamental sur la caractérisation juridique des détroits de l’océan Glacial arctique entre, d’un côté, les États-Unis et l’Union européenne et, de l’autre, les Canadiens et les Russes. Ces derniers pays considèrent qu’il s’agit d’eaux territoriales et qu’à ce titre elles leur appartiennent. Ce que refusent les États-Unis et l’Union européenne qui veut, tant bien que mal, entrer dans le jeu arctique via le Danemark. C’est un débat ancien.

Existe-t-il d’autres sujets de crispation ?

Les manœuvres navales et aériennes de la Russie au large de la Norvège. Les Norvégiens sont constamment testés par les bombardiers russes qui passent en limite de leur territoire. Du coup, la Norvège développe un programme de recherche sur la guerre d’hiver dans le cadre de l’OTAN, l’organisation disposant d’un centre d’excellence dans la région de Tromso. La Norvège est en pointe. C’est une réponse à la restauration de la puissance russe.

Venons-en à la question climatique. Peut-on dire que le congélateur de la planète est détraqué ?

Ce qu’on peut dire, c’est que c’est là, dans l’océan Glacial arctique, que l’on constate avec le plus d’évidence les effets du changement climatique depuis trente à quarante ans. D’autant plus que l’on peut comparer l’extension de glace annuelle entre le mois de mars et le mois de septembre. On enregistre ainsi une réduction de la banquise l’été, parfois l’hiver, et une diminution de l’épaisseur de la glace. On le voit beaucoup plus nettement qu’ailleurs dans le monde. L’Arctique est un laboratoire de l’observation du changement climatique.

Ce constat n’est pas contesté ?

Le débat scientifique ne porte pas sur la fonte de la banquise, mais sur le pourcentage imputable aux activités humaines dans ce phénomène. La discussion est de savoir où placer le curseur : quelle est la part de l’anthropique, qui est majeure, et celle d’autres éléments comme la circulation atmosphérique générale, les grands cycles du climat ?

Il faut noter que lorsque la banquise fond, c’est un immense réflecteur qui disparaît, puisque la glace renvoie la lumière. C’est un facteur d’amplification qui joue surtout dans la zone sibérienne. La fonte croissante des glaces annuelles l’été est elle-même un facteur de réchauffement climatique.  

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER

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