Le soir, sur mon balcon, je fais crépiter le joint pour oublier. Voici ma cage, ma bulle, mon mètre sur deux, mon monde. Je suis sorti torse nu, le vent frais rebondit sur ma peau. Moite et suspecte, la nuit a une odeur de pute en préretraite. Au loin, on entend des voitures qui circulent, y’a plus que des taxis, des VTC ou des cramés de la tête par l’alcool ou la drogue. Quand je kille un pilon, j’aime bien garder la fumée dans mes poumons quelques secondes. Ça crépite devant mon nez, puis c’est chaud en bouche, dans la gorge et dans la poitrine. Les yeux fermés, là-haut c’est vaporeux, ça plane, et je me sens bien, comme si j’avais posé mon sac à dos plein du poids du monde, et que je pouvais à présent voler.

L’esprit est plus vif, plus fort, plus libre. On oublie cette cataracte de préjugés et de craintes qui voile le monde. Au fond, ce que je veux, c’est tout niquer. M’envoler, percer le ciel, sauver la terre, gagner des courses, des coupes du monde, faire des films et même écrire des livres. Changer de vie. Parce que chauffeur ça rend ouf. Conduire des snobs et des bourgeoises onze heures par jour dans la Mercedes d’un salopard qui me refile que la moitié de ce que je lui rapporte. C’est pourri, rhey ! Le costard ? C’est pourri, rhey ! Ça pue la merde, mais il faut faire avec, parce que sans, c’est pire. On ne te respecte même plus.

Avant, même la police oubliait de me vouvoyer. Ça me rendait dingue. La pire position d’esclave, c’est quand un inconnu vous tutoie et que vous êtes obligé de le vouvoyer. Les règles qui ne s’écrivent pas sont les plus dures à abolir. Donc prendre le volant, ça m’a apporté l’oseille, mais pas que. Y’a aussi le respect qu’on entend dans chaque phrase et qu’on lit dans les regards. Est-ce que ça suffit pour vivre ? Un peu. Le respect, c’est le RSA des relations sociales. La base.

C’est la nuit, et j’aime bien quand il pleut la nuit. En haut des Lilas, près du fort de Romainville, j’arrête parfois la voiture, j’arrête l’application. De la Philharmonie à la tour Eiffel, tout Paris est à portée de vue. Mais personne ne connaît ce spot. Ici c’est le ghett’s, la Seine-Saint-Denis, et tout le monde s’en branle. Au fond, ça me fait chier que l’on passe pour les déchets de la France. On n’a pas demandé à tout niquer, on a juste grandi avec ça. Les plus grands qui cassaient tout, puis nous les petits qui les imitions. Et demain, les petits d’aujourd’hui nous imiteront à leur tour. Une sorte de culture de la haess. On ne respecte rien parce qu’on ne nous respecte pas. Quand tu deviens adulte, tu comprends, tu regrettes, t’es armé pour répondre avec des mots, et pas qu’avec des coups. Mais souvent, c’est trop tard.

La première fois, la vraie première fois, mon téléphone avait sonné après la disparition du petit frère. Convoqué chez les bleus pour une affaire me concernant. « Le concernant », j’ai corrigé au téléphone. Assis devant le lieutenant, j’ai décliné nom, prénom, naissance, nationalité, à la question casier j’ai dit « Non ». L’autre a répondu « Ah bon ? », puis il a cliqué dans son ordinateur et a complété par « Pas encore ». J’ai écouté et répondu « Oui, monsieur » et « Non, monsieur ». Puis j’ai pris ma grosse claque.

Depuis, je suis convoqué de temps à autre. Une manière de me tirer les vers du nez. C’était mon contrat, pas signé, mais entre nous c’est à la parole. La première fois que j’y suis allé, je suis resté planté presque cinq minutes sur le trottoir en face pour admirer le commissariat. C’était superbe. L’architecte avait inventé quelque chose. Mais pour moi, ça changeait rien. Depuis l’adolescence, on dansait avec la volaille une sorte de valse intitulée « Je t’aime moi non plus ». Depuis la nuit des temps, les h’nouch étaient nos ennemis numéro 1. Je me rappelle de ce jour d’hiver où la BAC de Drancy avait gazé à l’extincteur un dénommé « Rainman ». Un Tunisien de notre quartier qui avait autant de cerveaux que de doigts aux mains. Quelques mois avant cet épisode, son butin se chiffrait déjà à 400 000 euros. Ce mec, c’était un magicien. Un aspirateur de porte-monnaie. 

Avec la police, on vivait une affaire épistolaire depuis la nuit des temps. Parce que les trous du cul comme nous occupaient une grande partie du cadran de leur montre. En réalité, les vrais voyous, ils les attrapaient que rarement. Et l’autre vérité, c’est que nous, sans eux, on n’avait personne à qui se mesurer. 

Ici, tout ne fonctionne qu’à peu près. L’école, les immeubles, les voitures, les supermarchés, les médecins et les pharmacies. Quand tu veux, tu peux toujours t’en sortir, mais ça veut pas dire que ça tourne rond. Et quand t’es pas dedans, c’est pas évident de câbler sur tout ça. Suffit pas de régler l’antenne ou de tourner sa parabole pour capter l’ambiance. Cette vibe, il faut la ressentir jusque dans ses tripes pour en saisir les tenants et les aboutissants. Parfois, j’entends à la radio des débats sur notre zone ; pas des politiques ou des journalistes, mais des types de bon niveau, façon professeurs d’université. Mais même eux racontent n’importe quoi. C’est comme quelqu’un qui parlerait d’la jungle, des lions et de la brousse, et nanani et nanana, sans y être allé. Le premier frère de chez nous qui l’entendrait le reclasserait fissa en « non crédible ». On ne devient pas banlieusard sur les bancs de la fac. On obtient d’abord sa licence en usant ses semelles sur le béton, puis un master en se battant pour du laiton, et éventuellement un doctorat, le jour où les pieds font les cent pas dans la cour de la prison. 

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