Quand le candidat de la droite et du centre à la présidence de la République française, soupçonné d’avoir abusé des facilités financières offertes par le Parlement aux élus, cherche à sauver sa peau et relancer sa campagne, il n’a d’autre choix que de convoquer journalistes et caméras pour s’adresser à ses électeurs. Ironie du sort, ce sont précisément ces acteurs du pouvoir médiatique qu’il tient pour responsable de sa situation. « La presse naturellement doit relater les événements, reconnaît François Fillon. Mais lyncher, assassiner politiquement – comme finalement vous l’avez fait pendant dix jours – un candidat à l’élection présidentielle, je pense que ça pose un problème, ça pose même un problème démocratique », considère-t-il, avant d’ajouter : « J’ai entendu peu de voix prenant ma défense. C’est ça que vous appelez le fonctionnement normal de la démocratie ? » La stratégie du candidat consiste à déplacer le problème de sa responsabilité vers le constat d’une démocratie gangrenée. Le meilleur symptôme  de cette maladie politique ? Le « lynchage » initié par les journalistes qui, selon lui, confondent leur opinion avec celle de la majorité et occultent la diversité des avis derrière une violence organisée. Quoi de plus injuste, en effet, que d’être unanimement désavoué alors qu’aucun délit n’a été prouvé ? Mais quoi de plus normal aussi, pour un candidat, que de voir sa probité sans cesse examinée ? François Fillon a bien des raisons de se plaindre. Mais en imputant sa situation à la mauvaise santé démocratique, il se trompe de diagnostic.

En démocratie, c’est le rôle de la presse que de scruter sans relâche les acteurs de l’espace public, rappelle Tocqueville, dans une formulation qui évoque étrangement les procédés totalitaires de Big Brother dans 1984 : « C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion. C’est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines et formule le symbole des partis. C’est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact. » Le déclin de la presse écrite – à laquelle l’auteur de La Démocratie en Amérique pensait en écrivant ces lignes – n’enlève rien à la clairvoyance du philosophe : l’avènement des nouveaux médias n’a fait que renforcer le rôle de ce contre-pouvoir, désormais diffus et à la portée de chacun devant son ordinateur. Dans le tribunal de l’opinion, chacun surveille, accuse et condamne, tour à tour policier, juge et prêtre.

En démocratie, aujourd’hui, ce n’est pas la presse qui fait la loi, c’est l’opinion de la majorité des citoyens. « Mais la majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien. » Le tribunal populaire est injuste, parfois tyrannique, reconnaît Tocqueville. C’est un problème redoutable, constitutif de la vie démocratique. Mais, n’en déplaise à François Fillon, c’est le signe d’un « fonctionnement normal de la démocratie ». Concevoir un problème comme une maladie, n’est-ce pas le propre de l’hypocondrie ?  

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